vineri, 19 noiembrie 2021

2 Spielberg, Lista lui Schindler

 

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Cinéma et histoire : « La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

Voilà vingt-cinq ans sortait sur les écrans la Liste de Schindler (Schindler’s List) du réalisateur américain Steven Spielberg, auteur de films à succès comme la saga Indiana Jones ou Les Dents de la mer. Après deux incursions comique (Sugarland Express, 1979) et dramatique (L’Empire du soleil, 1987) du côté de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste américain prend à bras le corps la Shoah comme sujet d’un film de fiction.

Son objectif ? Transmettre l’histoire du génocide des juifs d’Europe à travers l’histoire d’un nazi devenu Juste parmi les Nations pour avoir sauvé plus de mille juifs de la mort. Mais peut-on donner à voir l’indicible de l’extermination génocidaire à travers une œuvre de fiction ? Le travail de mémoire de l’artiste, forcément subjectif, suffit-il à dépasser le devoir d’histoire ? Des débats polémiques ont entouré la sortie du film, aujourd’hui considéré comme une incontournable réussite du réalisateur et du cinéma d’histoire.

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

Liam Neeson dans « La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

L’histoire : Oskar Schindler, juste parmi les Nations

Spielberg choisit de traiter de la Shoah à travers l’histoire d’Oskar Schindler, citoyen allemand et membre du parti national-socialiste, entrepreneur en quête de bonnes affaires comme de jolies femmes, qui sait profiter durant la guerre de la main d’œuvre juive du ghetto de Cracovie (Pologne) pour monter une fabrique de métal émaillé. À coup de pots-de-vin, d’argent et de fêtes luxueuses, Oskar Schindler soudoie officiers de la Wehrmacht et de la SS afin de faire fructifier son industrie de guerre. Au fil des mois, il prend peu à peu conscience de la violence infligée aux juifs, notamment à travers les actes sadiques du SS-Untersturmführer (second lieutenant) Amon Göth, commandant le camp de concentration de Płaszów érigé à la suite de la liquidation du ghetto de Cracovie.

À la fin du conflit, Schindler réussit à arracher 1 200 ouvriers (hommes, femmes, enfants) en les achetant un à un à Göth, dilapidant ainsi sa fortune pour les conduire, non sans peine, dans une usine de munitions qu’il contrôle dans sa ville natale de Zwittau-Brinnlitz (Sudètes). La fin de la guerre s’inscrit dans l’acmé de cette prise de conscience de la futilité de son parcours et du drame vécu par les Juifs de Pologne. Ayant renoué avec son épouse, ils quittent tous deux au lendemain de l’effondrement du Reich les juifs qu’il a alors contribué à sauver. Il reçoit à cette occasion un anneau en or sur lequel figure cette maxime du Talmud : « Celui qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière » (Sanhédrin 37 a). Le film se termine par une scène montrant les acteurs dans le cimetière catholique de Jérusalem, accompagnés des survivants dont ils jouent les rôles, déposant à tour de rôle un caillou sur la pierre tombale de Schindler, élevé avec son épouse au rang de « Juste parmi les Nations ».

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

La Shoah en images ?

Il existe peu d’images directes de l’événement, les nazis veillant à interdire toute production visuelle des camps non contrôlée, notamment d’extermination. Une quantité importante de films d’actualités soviétiques dénonce et montre le massacre de civils « soviétiques » par l’armée allemande dès 1941-1942, pour la plupart juifs. Ils furent à l’origine d’un document soviétique projeté par le Tribunal de Nuremberg (Les Documents cinématographiques des crimes commis par les envahisseurs allemands-fascistes). Certains juifs, photographes professionnels ou amateurs, ont pu prendre des clichés des ghettos, cachés et enterrés, redécouverts après la guerre alors que la propagande allemande a utilisé la photographie des ghettos afin de soutenir les thèses antisémites de l’égoïsme et du stéréotype spéculateur des juifs. La photographie iconique dite de « L’enfant juif de Varsovie » s’inscrit dans cette production nazie officielle. Elle est extraite d’un album de cinquante-trois clichés destinés à illustrer la liquidation du ghetto de la capitale polonaise [1].

Malgré le souci des nazis de faire disparaitre les traces de l’extermination, il existe donc encore environ 750 photographies prises par eux. L’album dit d’Auschwitz comporte par exemple 193 photos qui décrivent le processus d’extermination à Auschwitz-Birkenau. Ce document unique a été donné à Yad Vashem par Lilly Jacob-Zelmanovic Meier, une juive survivante du camp de Dora qui aurait découvert l’album dans un baraquement SS. Les photos contenues dans l’album ont été prises à la fin du mois de mai ou au début du mois de juin 1944, par Ernst Hofmann ou par Bernhard Walter, deux SS chargés de prendre les photos d’identité et les empreintes digitales des prisonniers[2]. Il existe également des photographies clandestines des camps, trois en particulier d’Auschwitz-Birkenau réalisées à l’été 1944 par les membres d’un Sonderkommando.

Dès la libération des camps, des films américains et soviétiques sont tournés afin de justifier le combat mené contre le nazisme. La figure du témoin déporté se construit alors sur ce schéma d’une résistance politique et non sur celle des déportations raciales. Ces images documentaires seront ensuite beaucoup utilisées entre 1945 et 1961. Les cinéastes vont y puiser, comme par exemple Alain Resnais pour Nuit et Brouillard, sorti en 1955, de quoi illustrer l’univers concentrationnaire, sans insister sur la singularité de l’extermination des juifs. Les sources iconographiques animées renvoient explicitement à un rapport très large à l’expérience concentrationnaire associée d’abord à la résistance politique plutôt qu’au génocide.

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

Le contexte et la réception de l’œuvre

Au début des années 1990, on commémore le 50e anniversaire de la libération des camps alors que la Guerre froide se termine et ouvre de nouvelles perspectives de recherche sur la destruction des juifs d’Europe. Des sources nouvelles et des sites d’extermination sont de nouveau accessibles à l’Occident, aux historiens, archivistes et artistes. La question de la survivance mémorielle de la Shoah se pose en même temps avec acuité, alors que les rescapés tendent à disparaitre peu à peu. Les œuvres comme Holocauste aux États-Unis (mini-série télévisée diffusée en 1977) et l’œuvre de Claude Lanzmann, Shoah (1985), diffusée en 1987 à la télévision en France, contribuent à imposer l’événement au grand public, suivant en cela l’historiographie militante des années 1980 qui rompt avec le silence sur le génocide des décennies précédentes[3]. Le terme « shoah » s’impose alors pour dire le caractère singulier du génocide des juifs dans les manuels scolaires ; le programme de Première de 1988 évoque désormais explicitement « Système concentrationnaire et génocide »[4].

Dans ce contexte de (re)découverte, l’accueil de la Liste de Schindler est plutôt positif. On salue le sens de la narration de Spielberg et l’émotion qu’il réussit à susciter autour de la Shoah auprès d’un large public (plus de deux millions et demi d’entrées en France). Le point de vue quasi documentaire du film est contrebalancé par la part importante des émotions qui ne laissent quasiment aucun répit au spectateur. L’utilisation du noir et blanc donne un aspect fantomatique, brumeux, à l’ensemble du film qui plonge le spectateur comme dans un mauvais rêve. Seul surnage le manteau rouge porté par une petite fille juive vouée à la fosse commune. Pourtant, Spielberg évite le pathos grâce à une narration qui alterne des scènes empreintes de douceur et d’humanité, avec des moments dramatiques et violents, comme celui où le commandant du camp assassine à distance et au hasard les prisonniers du camp de concentration depuis la terrasse de sa villa qui le surplombe. Le passage du groupe des femmes et des enfants dans une vraie douche à Auschwitz (dont on peut douter jusqu’au dernier moment de son usage hygiénique) relève du paroxysme émotionnel.

Suivant plusieurs destins entremêlés, individuels et collectifs, Spielberg réussit par un crescendo narratif à livrer les éléments marquants de l’histoire de la destruction des juifs d’Europe : la guerre, le rassemblement dans des ghettos et l’exclusion, les camps de concentration, le travail forcé mortifère, les privations et humiliations, la mort aléatoire, les camps et la déshumanisation jusqu’à l’extermination. Ce dernier point est abordé lors du passage des femmes à Auschwitz, essentiellement par allusions (plans sur la « rampe » d’arrivée et les cheminées des crématoires).

Á travers la figure de Schindler, Spielberg offre une sorte de troisième point de vue qui éclaire les deux autres – celui des bourreaux et celui des victimes –, sans compromettre la condamnation cinglante devant l’humanité souffrante des premiers. Le réalisateur, méticuleux dans la restitution des faits historiques, ne manque pas de livrer à l’image les petits arrangements pour la survie, ceux des juifs dans le ghetto comme ceux des soldats allemands à la fin de la guerre, sans omettre l’attitude ambiguë de la société polonaise face à la ghettoïsation des juifs.

Certains cependant ont pu regretter qu’un événement « sacré » comme l’Holocauste ait été traité à travers un film de fiction « grand public » et qui plus est du point de vue d’un nazi (Oskar Schindler). Ce sont essentiellement des intellectuels qui critiquèrent sur le fond le choix fictionnel de Spielberg, comme avant lui celui de Marvin Chomsky, auteur du feuilleton télévisé Holocauste évoqué plus haut, diffusé en France en 1979, après avoir été vu par 120 millions d’Américains. Claude Lanzmann, dans un article du Monde du 3 mars 1994, évoque à propos de La Liste de Schindler, une transgression inadmissible. Pour lui, le réalisateur américain contribue à « trivialiser » un événement qui ne peut par essence être représenté. De plus, « Spielberg ne peut pas raconter l’histoire de Schindler sans dire aussi ce qu’a été l’Holocauste », le film conduit à ne finalement rien percevoir du processus de mise à mort systématisée des juifs d’Europe.

Dans Libération, Gérard Lefort critique la scène de la douche où des femmes entrent nues dans une salle qui ressemble à une chambre à gaz :

« Caméra à l’épaule, on les suit, au corps à corps, on y entre avec elles. Et c’est une épouvante car, spectateur malgré tout, on a sur ces femmes une longueur historique d’avance, un avantage effroyable : on sait très bien ce qu’elles ignorent, on sait que par les pommeaux de ces douches, c’était le gaz Zyklon B qui coulait. Et puis non : c’est bel et bien de l’eau qui jaillit et asperge les corps nus des femmes…Comment ne pas lui en vouloir d’avoir ainsi joué avec l’injouable, d’avoir osé le suspense sur un sujet pareil ? »

 

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

L’accueil du public ne fait pas de doute sur la portée du film avec plus de 2 669 000 d’entrées en France et plus de neuf millions de dollars de recette pour trente-quatre semaines d’exploitation aux États-Unis.

Depuis la Liste de Schindler, les films de fiction consacrés à la Shoah ont connu d’autres développements tout en s’appuyant sur le travail pionnier de Spielberg. La vie est belle, de l’italien Roberto Benigni (1997), prend le parti d’une narration décalée, racontant l’histoire d’un père déporté faisant croire à son jeune fils qui l’accompagne qu’ils participent tous deux avec les autres prisonniers à un jeu dont le premier prix est un char d’assaut. Le Pianiste, de Roman Polanski (2002) est une œuvre beaucoup plus sombre et d’un réalisme parfois insoutenable. Elle s’applique à narrer la mise en place du ghetto de Varsovie, sa liquidation et la survie d’un jeune musicien, Wladyslaw Szpilman, jusqu’à la fin de la guerre dans une ville occupée puis ravagée par la destruction. Le Fils de Saül, du hongrois László Nemes (2015), introduit le spectateur dans une chambre à gaz d’Auschwitz à travers le regard d’un Sonderkommando. La Liste de Schindler reste cependant une œuvre fondamentale pour un usage pédagogique du cinéma dans la transmission de la Shoah dans les salles de classe.

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

Liam Neeson, Ralph Fiennes dans « La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

L’usage en classe :

histoire, témoignage, narration

Les dossiers pédagogiques sur le film abondent et restent disponibles sur Internet pour une exploitation du film en classe [5]. Trois objectifs peuvent présider à l’usage pédagogique de cette œuvre longue (3 h), en les couplant : un travail d’histoire ; un travail transversal autour de la question du témoignage ; un travail sur la mise en fiction d’un événement historique.

Dans le cadre d’un projet pédagogique, il s’agit de privilégier une projection dans une salle de cinéma de l’œuvre complète, préparée en amont et aboutissant à une séquence de restitution à chaud, à la suite du film. L’équipe enseignante pourra ensuite revenir quelques jours plus tard sur la projection, sur des scènes particulières et mettre en place des séquences de productions d’élèves afin de restituer leur émotion par la création d’objets, textes, etc. La puissance du film mérite en effet une mise en valeur par un visionnage sur le support pour lequel il a été conçu. Une préparation en amont, une sortie « hors les murs » au cinéma et un temps de restitution peuvent constituer un projet transverse en classe de troisième ou de première, avec production de support par les élèves (films, expositions, production théâtrales ou littéraires, etc.).

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

Ben Kingsley, Liam Neeson dans « La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

Présentation du film

En classe, l’enseignant travaille à présenter le film à travers plusieurs séquences ramassées en une heure. À partir de l’affiche, d’un court résumé et de la bande annonce :

– titre du film, réalisateur, année de réalisation, genre du film (film de guerre / film d’aventures / d’anticipation…),

– événement conté, durée, récompenses et réception (palmes à Cannes/Oscars…) ;

– présentation du réalisateur : à partir d’une recherche numérique, mettre en valeur les éléments de sa vie, de sa carrière, qui peuvent éclairer le sens du film ;

– visionnage de la bande annonce : commenter les images et leur montage, le choix        du noir et blanc, le son, les deux phrases essentielles, le symbole de la lumière en fin de bande annonce (flamme).

– Histoire : L’enseignant ou l’équipe enseignante travaillent sur la Shoah selon deux axes : années 1930 à 1945 du ghetto aux camps d’extermination ; témoigner de la Shoah par l’art (et l’image).

La Liste de Schindler permet, du fait du choix didactique de Spielberg, de travailler avec les élèves les différentes étapes suivies par les populations juives à l’Est dans le cadre de la « Solution finale » édictée formellement lors de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942. Le génocide des juifs est traité dans le programme d’histoire à l’école primaire, en classe de Troisième de collège, de Première des séries générale et technologique, de manière facultative en séries professionnelles. Il s’agit de traiter en cours cette question avant le visionnage du film, en mettant l’accent sur la question du témoignage, durant l’événement et postérieur à l’événement.

La question du témoignage est inscrite dans les apprentissages en classe de français et d’histoire et pose la question de la mémoire des faits historiques et de leur transmission [6]. Un travail pluridisciplinaire pourrait porter sur ces deux thèmes : pourquoi témoigner de ce que l’on vit ; pourquoi rendre compte a posteriori d’un événement dont on souhaite transmettre la mémoire ? Les témoins des grandes catastrophes du XXe siècle, ou témoins historiques, ont tenté de différentes manières de rendre compte de leur expérience pour eux, leurs proches et les générations futures.

L’enseignant peut évoquer ainsi les témoignages de la Grande Guerre (correspondances, carnets), les témoignages enfouis de textes dans les différents ghettos juifs durant la Deuxième Guerre mondiale. Les dessins d’enfants confrontés à la violence de guerre ou génocidaire (dessins d’écoliers parisiens entre 1914 et 1918, dessins d’enfants des ghettos juifs, dessins d’enfants témoins du génocide des Tutsis du Rwanda) peuvent être aussi présentés comme une forme de témoignage historique.

Ces derniers documents permettent d’entrer dans la description et la compréhension d’un événement dramatique à travers le regard des plus jeunes.

La littérature (romans, essais, poésie) apparaît comme un support majeur de mise en mémoire durant l’événement lui-même et après. Les rescapés ont souhaité pour les mêmes raisons s’emparer de l’écriture autobiographique, de la peinture pour fixer leurs souvenirs douloureux. Les « récits de vie », élargis à l’ensemble des profils des témoins à partir des années 1970 et à la suite des dépositions du procès Eichmann [7], de la bourgeoisie aux classes populaires, a permis de rendre compte de l’expérience individuelle et collective du génocide des juifs d’Europe.

Spielberg, héritier des mémoires d’un événement qu’il n’a pas connu, a souhaité s’inscrire comme un passeur de mémoire. L’art qu’il maîtrise, le cinéma, lui permet d’user de l’image comme médium. Il se fait lui-même le relais d’un romancier australien auprès de qui il a acquis les droits : La Liste Schindler, de Thomas Keneally, qui mit en mots le témoignage de Leopold « Poldek » Pfefferberg, juif polonais parmi les rescapés sauvés par Oskar Schindler. Pour Spielberg, l’histoire d’Oskar Schindler est « un minuscule rayon d’espoir ». « S’il est impossible de raconter l’Holocauste, c’eût été un péché de ne pas essayer », déclare le cinéaste à la sortie du film en décembre 1993. À travers cette affirmation, on peut souligner le devoir d’histoire qui anime le réalisateur, devoir d’histoire conçu à partir d’un méticuleux travail de mémoire, au plus près des sources testimoniales. Son film, nourri à l’émotion plus qu’à la virtuosité technique, s’inscrit dans une volonté de témoigner et de construire à son tour le récit mémoriel de la Shoah, récit comme document et « monument », c’est-à-dire comme un objet permettant de se souvenir, se rappeler et destiné à durer.

Bien des artistes avant lui, et sur d’autres supports, du XIXe siècle au XXe siècle, ont puisé dans leur art les moyens de dire la vérité, sinon leur vérité, subjective mais magnifiée par le talent, universellement recevable, face à la violence des guerres et des génocides. On songe ici aux œuvres de témoignage sur la Première Guerre mondiale, à Guernica de Picasso, à la littérature de témoignage liée à l’Holocauste comme les œuvres de Primo Levi ou de Boris Pahor. Ce détour avec les élèves par d’autres témoins et d’autres champs artistiques permet de comprendre mieux ce que l’art a de militant et de transcendant dans l’expression.

Le travail de l’historienne Annette Wieviorka dans son Ère du témoin [8] pourra guider la réflexion. Elle montre comment s’est forgée la mémoire de la Shoah à partir du « témoignage de masse » pendant le conflit et après, plaçant le procès Eichmann (et ses témoins appelés à la barre), comme un tournant majeur dans l’avènement du témoin et l’irruption de la « parole ordinaire » liée aux récits de vie qui intéressent aujourd’hui nos sociétés en mal de mémoire. Des événements audiovisuels comme Holocauste ou la Liste de Schindler, doivent être perçus comme des révélateurs de l’état de la mémoire et de son usage à un moment donné (la peur d’une seconde destruction, mémorielle, par les survivants de la Shoah à la fin des années 1970), mais également comme une étape nouvelle dans la construction mémorielle de l’événement (et la mise en valeur du témoin survivant).

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

Il est primordial ici de mettre en évidence la subjectivité assumée de l’auteur :

1) La Liste de Schindler est une fiction construite selon le point de vue d’un auteur ;

2) l’histoire de la Shoah ne se limite pas à une telle narration ;

3) le point de vue de l’historien est nécessaire pour mettre davantage encore en valeur l’œuvre de témoignage en la replaçant dans la recherche historique, et ici l’histoire du cinéma : les connaissances du début des années 1990 et un cadre historique propre.

 

Une partie de l’argent rapporté par la Liste de Schindler a été consacrée à la création d’une fondation mémorielle intitulée Survivors of the Shoah. Visual History Foundation (aujourd’hui USC Shoah Foundation). Pour Spielberg, cette œuvre de collecte « industrielle », qui aboutit à l’enregistrement de 39 000 témoignages audiovisuels liés à l’Holocauste, avait pour objectif de « conserver l’histoire telle qu’elle nous aura été transmise par ceux qui l’ont vécue et qui ont réussi à survivre; il est essentiel que nous voyions leurs visages, entendions leurs voix et comprenions que ce sont des gens ordinaires, comme nous, qui ont subi les atrocités de la Shoah » (Libération du 20 avril 1995). Ce sont à la fois des interviews de juifs survivants, de soldats américains ayant participé à la libération des camps, d’homosexuels ou de prisonniers politiques victimes de la déportation, mais également de Polonais, artisans ou ouvriers chargés de tâches de construction ou de réparation, pouvant apporter des informations sur certains camps (celui d’extermination de Belzec par exemple dont aucun survivant ne pouvait témoigner).

Cette extraordinaire banque de données et de recherche, élargie aujourd’hui dans le cadre du Visual History Archive – https://sfi.usc.edu/vha – à des témoignages d’autres génocides dont celui des Tutsis au Rwanda, constitue un matériau scientifique et pédagogique irremplaçable pour écrire l’histoire de la Shoah.

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

La narration :

comment rendre compte d’un événement indicible ?

L’extrait d’une interview de Steven Spielberg, en anglais9  ou en français, peut servir de point d’entrée. Le procédé cinématographique est interrogé ici dans le cadre d’une éducation à l’image appliquée au cinéma. Ce dernier, comme médium extrêmement populaire, ne doit pas échapper à la compréhension critique des élèves. Il sera question ici davantage de faire comprendre qu’une œuvre de fiction est construite selon les choix retenus par le scénariste et le réalisateur. Le découpage (montage) correspond à la manière dont l’auteur construit son histoire à partir d’éléments historiques. Aucune scène, aucun plan, aucun dialogue n’ont été retenus et placés au hasard.

Le choix graphique de Spielberg n’est pas anodin. Il tourne la Liste de Schindler en noir et blanc : « J’ai voulu tourner en noir et blanc, parce que je n’arrivais pas à concevoir ce film en couleurs. » Seul le manteau rouge d’une petite fille croisée à trois reprises dans un film donne une touche de couleur vive : il s’agit ici de rompre brutalement la noirceur du traitement de l’image pour passer à la vie ou la réalité de ce que l’on voit (de ce qui a été) ; de rappeler le sang versé (et la mort) ; de tisser un fil « rouge » dans la narration – de l’innocence brutalisée à l’espoir puis à la mort inéluctable. Le noir et blanc donne davantage encore de force aux plans longs des visages et des expressions qui entrainent le spectateur à s’identifier aux personnages, à leur souffrance, à leurs émotions.

La succession des séquences rend compte de la destruction des juifs par des procédés narratifs directs (les assassinats lors de la liquidation du ghetto, les assassinats aléatoires dans le camp) ou indirects (la mise en ghetto, les scènes décrivant le travail forcé, les conditions de survie, le tri des objets après la déportation des familles). Des épisodes centrés davantage sur Oskar Schindler ou le commandant du camp, viennent rompre ce fil narratif qui entraine collectivement les Juifs vers la déshumanisation. Spielberg réussit ainsi à subtilement mêler les intrigues pour arriver, crescendo, à la scène finale où Schindler, au milieu des familles juives libérées (et réhumanisées) fend son armure. Les élèves peuvent être amenés à retrouver (ou titrer) les grandes phases narratives du film, en même temps que les phases d’évolution d’Oskar Schindler vis-à-vis de la population juive.

La dernière scène doit être explicitée avec les élèves autour de la question : quelle est la raison de la scène finale tournée « aujourd’hui », associant acteurs du film et « les Juifs de Schindler » ? Elle permet de tisser un lien mémoriel entre la réalité des faits et la fiction qui tente d’en rendre compte avec fidélité.

– Étude d’une scène : il semble pertinent de revenir avec les élèves sur une ou plusieurs scènes particulières afin de mieux comprendre le travail du réalisateur et ses choix narratifs et historiques. L’académie de Caen propose par exemple la scène de la douche à Auschwitz dans un dossier pédagogique très complet :

https://documentation.discip.ac-caen.fr/IMG/pdf/cinu00e9ma_et_documentation_1_.pdf

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

Ben Kingsley, Liam Neeson dans « La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

Il conviendra à l’issue du travail entrepris de conclure avec les élèves. Un tel projet, réalisé sur plusieurs semaines, doit être clôturé pour qu’il puisse faire sens et déboucher sur une production d’élève terminée et sur quelques idées force. Conclure, c’est prouver aussi que l’on a pu/su mener à bien un projet de A à Z. Pour les élèves, c’est ainsi consolider une certaine confiance en soi et dans le collectif.

Il semble pertinent en conclusion de revenir sur trois idées clés :

– l’émotion artistique au service de la compréhension. Le travail mené en amont et à la suite du visionnage du film permet de mettre à distance l’émotion (nécessaire) savamment mise en scène par Steven Spielberg (haine, espoir) pour comprendre ce que fut, humainement, l’expérience complexe de la destruction d’une population (génocide) ;

– s’appuyer sur la mémoire/les mémoires pour comprendre le passé… mais. Le témoignage des victimes et rescapés est essentiel pour saisir l’expérience « au ras des hommes ». Mais l’historien est un « trouble-mémoire » comme le soulignait l’historien Pierre Laborie [9]. Il doit couper, recouper, critiquer et comparer pour faire histoire et non mémoire subjective et manipulée ;

– de l’événement à l’œuvre artistique pour comprendre la subjectivité au service de la compréhension. La subjectivité de Spielberg assumée s’exprime à travers une œuvre grand public qui participe à témoigner indirectement de la Shoah. La Liste de Schindler doit être vue comme une œuvre témoin de transmission, d’une grande beauté esthétique et d’une vraie réussite documentaire. Il est donc possible de passer l’histoire au filtre de l’art pour en mieux transmettre la puissance. Comme toute œuvre, elle nécessite d’être dépassée par une étude précise des documents pour en consolider la puissance. Ce rapport critique et constructif des élèves aux productions culturelles et politiques, journalistiques et scientifiques de toute sorte, est essentiel.

Les choix de Spielberg peuvent et doivent être discutés. Ils n’ont pas échappé aux polémiques. L’artiste, en tendant à un travail de mémoire, subjectif mais guidé par l’enjeu de vérité historique, donne du coup une œuvre personnelle de transmission. Mise à distance historique, explicitée, elle permet encore aujourd’hui à un grand nombre de prendre connaissance et conscience d’un événement aussi dramatique que la Shoah.

Alexandre Lafon

[1]https://www.histoire-image.org/fr/etudes/enfant-juif-varsovie

[2]https://www.yadvashem.org/yv/fr/expositions/album-auschwitz/index.asp

[3]. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra et André Charpentier, Fayard, 1988.

[4]. Georges Bensoussan, « L’enseignement de la Shoah dans l’Éducation nationale française (1945-1990) », dans Revue d’Histoire de la Shoah, 2010/2 (n° 193), pp. 129-150. https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2010-2-page-129.htm#no22

[5]. À titre d’exemples :

http://www.ac-grenoble.fr/webcurie/pedagogie/histgeo/jpm_film/1S3_schindler.pdf

https://www.grignoux.be/dossiers/31/

https://lewebpedagogique.com/histoiredesartscamus/files/2015/03/La-Liste-de-Schindler-SPIELBERG-1992.pdf

[6]. La question du rapport mémoire/histoire entrant également dans les nouveaux programmes de Première après la classe de Terminale, associée à la Première Guerre mondiale en particulier.

[7]. Adolf Eichmann, membre de la Gestapo, organise en mars-décembre 1944, à Budapest, en Hongrie, et de sa propre initiative, la déportation massive et l’extermination des juifs hongrois. Arrêté en 1960 en Argentine après avoir échappé aux Alliés, il est jugé en 1961 en Israël et condamné à mort à la suite d’un procès très médiatisé.

[8]. Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Plon, 1998.

9https://www.youtube.com/watch?v=Jf_ntUGfV1Q

[9]. Pierre Laborie, « Historiens sous haute surveillance », Esprit, n° 198, 1994, pp. 47-48.

« La Liste de Schindler », de Steven Spielberg

Ben Kingsley dans « La Liste de Schindler », de Steven Spielberg © Universal Pictures

• Voir sur ce site l’ensemble des articles consacrés à la Shoah et aux génocides.

• Voir sur le site de l’École des lettres les articles consacrés à la littérature concentrationnaire : .www.ecoledeslettres.fr

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L'HISTOIRE

Oskar Schindler, un industriel allemand, a parfaitement compris, en 1939, que l'occupation de la Pologne pouvait lui procurer de réelles occasions de s'enrichir. Il prend donc la direction d'une fabrique d'articles de cuisine, devient le fournisseur de l'armée allemande et prospère en effet. Tandis qu'il fréquente assidûment les nazis de Cracovie, dont la camaraderie est essentielle à ses affaires, il embauche, sur les conseils de son comptable, Itzhak Stern, des travailleurs juifs. Peu à peu, au contact des uns et des autres, il prend conscience de la barbarie du régime qu'il sert et de la terrible menace qui pèse sur ses ouvriers. Le collaborateur insouciant va brusquement basculer dans la résistance...

ANALYSE ET CRITIQUE

La Liste de Schindler est un chef-d’œuvre, le plus beau film de Steven Spielberg, mais, pour certaines personnes, c’est justement tout le problème : a-t-on le droit de faire un chef-d’œuvre, une œuvre d’art, de gagner des Oscars sur le martyre d’un peuple, sur le crime le plus horrible, le plus abject, de l’histoire de l’humanité ? On se souvient de la colère de Claude Lanzmann, auteur du documentaire Shoah, à la sortie du film (cf. Le Monde du 3 mars 1994) : selon lui, on n’a pas le droit de représenter, au sens scénique du terme, ce qui est irreprésentable, c’est-à-dire le moment le plus noir, le plus aveugle, de l’Histoire. Autrement dit, on n’a pas le droit de prendre des comédiens, de faire le clap et de recommencer une prise sous les douches d’Auschwitz en disant : « Coupez ! Il va falloir recommencer, vos pleurs n’étaient pas assez convaincants. »

Sur ce point, Spielberg a été très clair : le mieux, en effet, c’est de regarder Shoah et d’écouter les témoignages des rescapés. Du reste, les recettes de La Liste de Schindler lui ont permis de créer la Shoah Foundation et d’enregistrer des milliers de témoignages pour les générations futures. Pour autant, Spielberg n’est pas naïf : il sait que le commun des spectateurs n’ira pas regarder Shoah et n’ira pas consulter les archives de la Shoah Foundation. Pire : il sait que les jeunes Américains se désintéressent totalement du génocide juif et il connaît l’influence grandissante et désastreuse des négationnistes. Comme le disait très bien Orson Welles, qui avait montré de véritables images des camps de la mort dans Le Criminel (1946) : « En général, je suis contre ce genre de choses, exploiter la misère, la souffrance ou la mort pour distraire. Mais dans ce cas, je pense que chaque fois que le public voit un camp de concentration, quel que soit le prétexte, c’est un pas en avant. Les gens refusent de savoir que ce genre de choses s’est réellement produit. » (1) Spielberg, prodige du cinéma comme Welles, a donc décidé en son âme et conscience de mettre son génie au service du devoir de mémoire. Remarquons qu’il abandonne ici ses chers mouvements de grue et qu’il utilise un style sec, dans un noir et blanc de Janusz Kaminski qui se rapproche parfois du cinéma-vérité européen, avec pour figurants des comédiens non professionnels.

 

Le choix très fort du noir et blanc, surtout pour le metteur en scène d’E.T. et d’Indiana Jones, mérite qu’on s’y arrête. On sait que c’est un choix qu’a refusé de faire Roman Polanski quand il s’est lancé dans Le Pianiste (2002), l’autre chef-d’œuvre sur la Shoah. Polanski a vécu, enfant, les horreurs du ghetto juif de Cracovie et les persécutions nazies, et il a vu ces événements tragiques « en couleurs » ; il a donc décidé tout naturellement de les représenter tels qu’il les a vus. Là encore, sur ce point, Spielberg est très clair : il sait que les Juifs ont parfois été assassinés sous un ciel bleu magnifique, avec les fleurs du printemps dans les arbres, mais pour lui, l’Holocauste reste une période « noire et blanche » (2) et il a préféré imiter le style des photos documentaires des années trente. Procédé artificiel ? Oui, mais surtout plus efficace : Spielberg sait que la couleur, ajoutée à un style classique (c’est-à-dire le style qu’adoptera Polanski), ne permettra pas totalement de plonger le spectateur dans ce cauchemar. Et il est vrai, même si c’est paradoxal à dire, que La Liste de Schindler, réalisé par un Américain qui n’a pas vécu les événements, nous donne plus la sensation d’être dans les années quarante, nous fait plus ressentir la rudesse du froid et la violence effrayante des nazis que Le Pianiste, réalisé par un rescapé.


 

Outre la colère de Lanzmann, cette « virtuosité hollywoodienne » a suscité des réactions ironiques chez certains cinéastes ou certains critiques. Par exemple, le reproche mainte fois entendu (3) disant que La Liste de Schindler ne traite pas vraiment de la Shoah puisque l’histoire d’Oskar Schindler (Liam Neeson) est celle d’un sauvetage réussi : 1 200 Juifs sauvés par un Juste contre six millions de morts que Spielberg ne montre pas. En somme, que l'on comprenne bien : si Spielberg montre, c’est mal, s’il ne montre pas, c’est mal aussi ! Il faudrait peut-être se décider, messieurs. Du reste, l’argument de la naïveté ne tient pas : d’abord, il n’y a pas que des rescapés dans ce récit, Spielberg montre l’horreur des meurtres de masse à plusieurs reprises, au point que son film est parfois traumatisant ; ensuite, rappelons à ces messieurs qu’Oskar Schindler n’est pas une création hollywoodienne, qu’il a existé et qu’il a réellement sauvé 1 200 Juifs. Pourquoi le passerait-on sous silence, surtout si l’on est un tant soit peu humaniste et que l’on tient à dire que tout n’est pas à jeter dans l’Homme ?

Autre reproche célèbre par rapport à cette virtuosité : ceux de Terry Gilliam ou Paul Verhoeven qui ont publiquement critiqué la mise en scène de la barbarie nazie par Spielberg, digne selon eux des Dents de la mer. (4) Observons donc le film. On remarque en effet, et ce sera pareil pour Il faut sauver le soldat Ryan, une propension de Spielberg à multiplier, comme dans ses divertissements, les mouvements chorégraphiques de foule, les entrées de champ surprenantes, les ellipses cocasses, certaines scènes étant construites comme des « gags » (d’ailleurs, les gens rient parfois lors des projections, y compris sur la séquence d'Omaha Beach du Soldat Ryan) : pensons, pêle-mêle, au soldat allemand maladroit qui manque de tuer ses collègues en exécutant un jeune Juif qui tente de s’échapper (travelling virtuose), aux deux fonctionnaires nazis refusant d’arrêter un convoi de déportés mais qui changent soudainement d’avis (ellipse) après que Schindler les a menacés de les envoyer sur le front russe, au pistolet qui s’enraye lorsque Amon Goeth (Ralph Fiennes) veut tuer un ouvrier, avec en arrière-fond d’autres ouvriers qui décampent à toute vitesse, mécaniquement, presque comme dans un dessin animé, etc. Spielberg est-il inconscient, inconséquent ? Non, au contraire. Jamais il n’a autant réfléchi à ce qu’il fait. Tous ces « gags » sont au détriment des nazis, jamais au détriment des Juifs. Spielberg a compris qu’une bonne manière de dénoncer le nazisme, c’est d’en montrer la médiocrité absolue, la bêtise profonde. Ajoutons que ces « gags » montrent également l’absurdité de la vie, dans un monde déboussolé : littéralement, la vie n’a plus aucun sens. Seul compte l’instinct de survie. Et si l’on en rit, c’est d’un rire jaune, douloureux, consterné. Quant à la fameuse scène de la douche à Auschwitz, tant décriée pour son suspense intolérable et son retournement de situation miraculeux, elle ne fait que reprendre le témoignage réel des survivantes (cf. les vidéos de la Shoah Foundation) et montre simplement ce qu’elles ont vécu : un suspense intolérable et un retournement de situation miraculeux.

Enfin, il y a un reproche plus profond, en quelque sorte « rétroactif » puisque venant de Jacques Rivette dans un célèbre article de 1961 des Cahiers du Cinéma, titré « De l’abjection », à propos de Kapo de Gillo Pontecorvo (film sur les camps de concentration) ; mutatis mutandis, c’est un reproche que certains pourraient être tentés de faire au film de Spielberg : « Voyez le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. » (5) Bien conscient de cet écueil, Spielberg refuse donc, la plupart du temps, l’esthétisation de la violence, la barbarie étant le plus souvent filmée de manière sèche, chaotique, affolée, à l’épaule ; le cinéaste sait pertinemment que ce style est aussi « faux » qu’un plan léché, puisqu’il s’agit d’une imitation habile du style reportage, mais il cherche ici à nous faire vivre le maelstrom affolant dans lequel sont plongées les victimes, nous faisant ainsi comprendre qu’on pourrait être un jour à leur place (ce sera également sa démarche sur La Guerre des mondes). Cependant, il faut reconnaître qu’il y a quelques plans dans La Liste de Schindler qui pourraient dangereusement se rapprocher de celui de Kapo évoqué ci-dessus : par exemple, le gros plan en plongée verticale sur l’ouvrier manchot tué d’une balle dans la tête, avec ce sang presque noir qui se répand doucement dans la neige blanche et que la caméra suit avec attention ; le plan large sur Cracovie où les salves des mitraillettes illuminent les immeubles dans la nuit, avec Bach en fond sonore ; l’insert sur le chrome brillant d’un gramophone allemand, sur lequel se reflètent de manière déformée les corps dénudés des Juifs « sélectionnés » ; ou bien encore le panoramique montrant les cendres du charnier juif se déposer délicatement sur un parc bourgeois de Cracovie...

Spielberg est-il donc devenu fou ? Est-il fasciné par ce qu’il filme ? Là encore, ne nous méprenons pas : Spielberg est consterné, son cœur se brise à ce qu’il filme. Ces plans sont des dénonciations, ils nous font entrevoir, comme dans une fièvre soudaine, le point de vue déformé, dégénéré, des nazis. Oui, pendant la Seconde Guerre mondiale, le monde est devenu fou et l’on sait que, au milieu du maelstrom, parfois le regard humain s’arrête un instant, contemple et hallucine. C’est le cas ici. L’audace suprême du cinéaste est d’autant plus impressionnante qu’à l’époque, ne l’oublions pas, il vient de faire sa « traversée du désert », ayant enchaîné quatre films pour le moins inégaux, voire assez laids par endroits, ce qui ne lui ressemble pas : Indiana Jones et la dernière croisadeAlwaysHook et Jurassic Park.

Mais en dehors de toute question esthétique, ce qui fait de La Liste de Schindler un chef-d’œuvre, c’est tout simplement sa bouleversante humanité, et cela grâce aux acteurs qui, depuis les rôles principaux jusqu’aux rôles secondaires, en passant par le plus petit figurant, se donnent à fond, presque de manière suicidaire : nous n’oublierons pas le regard tendre de cette malade sur son lit d’hôpital, « empoisonnée » par son infirmière pour échapper à la souffrance de la mitraille, nous n’oublierons pas le sourire reconnaissant de cette jeune femme qui observe de loin ses vieux parents sauvés par Schindler, ou cet enfant désespéré et tremblant qui regarde le ciel du fond des latrines. Ce qui compte pour Spielberg, comme dans La Couleur pourpre et Empire du soleil, mais de manière encore plus crue, comme un abcès à crever, c’est de sonder l’ambiguïté humaine, la folie, la perdition des âmes, le traumatisme, l’horreur, ainsi que cette petite flamme étrange qui vacille dans le noir. Et qui résiste.

(1) Moi, Orson Welles, Peter Bogdanovich, Belfond, p. 214)
(2) cf. interview dans Le Cinéphage, n° 17 de mars-avril 1994
(3) notamment chez Stanley Kubrick : cf. Frederic Raphael, Deux ans avec Kubrick, Plon, 1999)
(4) cf. entre autres Nathan Réra, Paul Verhoeven, au jardin des délices, Rouge Profond, p. 160-161
(5) Cahiers du Cinéma n° 120, juin 1961

EN SAVOIR PLUS

https://www.dvdclassik.com/critique/la-liste-de-schindler-spielberg

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 10 février 2020

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