joi, 18 noiembrie 2021

Soljenitin / Arhipelagul Gulag

Quarante ans après, 

l'incroyable histoire 

de "l'Archipel du Goulag"


©N.D. Soljenitsyna, 2010
et Librairie Arthème Fayard, 2014.

L'Archipel du Goulag, par Alexandre Soljenitsyne,
version abrégée inédite, Points, Seuil, 904 p., 14,50 euros. 

Texte paru dans "le Nouvel Observateur" du 29 mai 2014.

 "L'archipel du Goulag", l'incroyable épopée du livre monument de Soljenitsyne

"L'archipel du Goulag", le livre témoignage d'Alexandre Soljenitsyne sur les camps soviétiques a été écrit et publié dans des conditions rocambolesques. L'histoire de cette épopée est racontée dans une exposition très documentée à la librairie russe "Les éditeurs réunis", qui est aussi la maison d'édition Ymca Press, celle qui publia pour la première fois en russe en 1973 le livre du dissident.
Article rédigé par
France Télévisions  Rédaction Culture
Publié Mis à jour 
 Temps de lecture : 10 min.
"'L'archipel du Goulag' d'Alexandre Soljenitsyne, un séisme littéraire", exposition à la librairie Les éditeurs réunis, Paris
 (Laurence Houot / Culturebox)
Une valise pleine de livres en cyrillique, des microfilms, des boîtes de chocolat à double fond, un meuble de typographie... Voilà ce que l'on découvre en haut de l'étroit escalier qui mène à l'étage de la librairie "Les Editeurs Réunis", au 11 rue de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Derrière une élégante devanture vert sapin, se cache en effet un temple de la culture russe en France. Ce lieu aujourd'hui animé par Mélanie Struve, la fille de Nikita Struve, premier éditeur de "L'archipel du Goulag", est aussi le centre culturel Soljenitsyne et le siège des éditions YMCA Press, qui ont publié du temps de l'Union soviétique de nombreux auteurs russes dissidents. 
Boîtes de chocolat ayant servi à passer le manuscrit de "Août 14", premier livre d'Alexandre Soljenitsyne publié par Nicolas Struve en 1971
 (Laurence Houot / Culturebox)
Et c'est ici qu'en 1973 "L'archipel du Goulag" a pour la première fois été publié en russe dans le plus grand secret. On peut découvrir l'histoire extraordinaire de ce livre dans l'exposition "L'archipel du Goulag", d'Alexandre Soljenitsyne, un séisme littéraire". Un vrai roman d'espionnage à découvrir jusqu'au 31 octobre 2017.

"Il y a en fait trois histoires à raconter", commence Yves Hamant, l'un des témoins actifs de cette aventure. Cet ancien attaché culturel en Union soviétique a été l'un des premiers à avoir eu entre les mains un fragment du manuscrit. Nikita Struve lui avait demandé de commencer à le traduire. Yves Hamant a ensuite participé à sa diffusion "sous le manteau" en Union Soviétique.

Manuscrits enterrés

"Il faut d'abord parler de la manière dont Soljenitsyne a écrit ce livre : durant deux hivers (1965-66 et 1966-67), l'écrivain séjourne dans une ferme près d'un hameau en Estonie, invité par des amis qui l'ont accueilli pour qu'il puisse écrire au calme et sans risque de contrôle. Soljenitsyne prenait toutes sortes de précautions pour ne pas être suivi. Il lui fallait aussi de la place pour étaler les centaines de témoignages qui lui ont servi de base pour écrire L'archipel", poursuit Yves Hamant.

Tous ces témoignages, Soljenitsyne les a reçus à la suite de la publication de son roman "Une journée d'Ivan Denissovitch", publié en 1962 : des centaines de lettres de rescapés des camps de travail soviétiques, qui l'ont décidé à écrire "L'Archipel". "Il avait déjà l'idée d'écrire sur les camps soviétiques dès 1945, mais il ne savait pas quelle forme donner à un tel livre. Quand il a reçu tous ces témoignages, il a compris qu'il devait donner à entendre toutes ces voix", souligne Tatiana Victoroff, commissaire de l'exposition.

Soljenitsyne a composé cette œuvre dans le plus grand secret, ne conservant jamais au même endroit l'ensemble du texte. Il cachait les fragments du manuscrit dans des lieux différents, les enterrait, parfois même les brûlait. Ensuite il a commencé à les photographier pour les conserver sous forme de microfilms", raconte Yves Hamant. Ces microfilms ont été conservés par les éditions Ymca-Press et sont visibles dans l'exposition.
Le manuscrit de "L'archipel du Goulag", sur microfilms
 (Laurence Houot / Culturebox)

Soljenitsyne écrivait oralement, en vers

"Il faut savoir que Soljenitsyne a toujours été très méfiant. Dès son internement dans les camps en 1945, il se montre très prudent. Cela va jusqu'à écrire oralement. Il compose ses textes mentalement et s'efforce ensuite de les retenir dans sa mémoire", explique Yves Hamant. "Il écrivait mentalement en vers, pour mieux retenir ses textes, et il s'était même fabriqué un chapelet en mie de pain pour scander ses textes sans être pris puisque l'on pouvait croire qu'il priait", ajoute Mélanie Struve. Il a fini par se résoudre à écrire "à partir du moment où un habitant du village lui avait confectionné une caissette à double-fond dans laquelle il pouvait cacher ses manuscrits", poursuit Yves Hamant.
Manuscrit "L'Archipel du Goulag", premier chapitre
 (Laurence Houot / Culturebox)
"D'ailleurs, si vous regardez ses manuscrits, il écrivait d'une toute petite écriture", ajoute Tatiana Victoroff, qui confirme la préoccupation permanente, dès le début de son œuvre, de Soljenitsyne de protéger ses écrits. "Il faut dire qu'à l'époque il y avait de quoi être paranoïaque. On ne se rend pas compte de l'atmosphère de conspiration qui régnait à l'époque. En Union soviétique, bien sûr, mais aussi en France", se souvient Mélanie Struve, enfant à l'époque. "Je me souviens du coffre-fort de la maison, qui servait non pas à conserver de l'argent, mais les manuscrits que mes parents recevaient d'Union soviétique. C'est dans ce coffre qu'ils ont d'ailleurs conservé le manuscrit du premier tome de "L'Archipel" jusqu'à sa publication en 1973", raconte-t-elle.

Si pendant la période Khrouchtchev, Soljenitsyne avait profité d'une éclaircie, il se trouve très vite isolé et persécuté par le pouvoir, écarté de l'Union des écrivains. Il échappe même à une tentative d'empoisonnement en 1971. "Il ne l'a appris que 20 ans plus tard de la bouche de son empoisonneur", raconte Mélanie Struve.
"'L'Archipel du Goulag", un séisme littéraire'"
 (Laurence Houot / Culturebox)
"À l'époque il n'a pas compris qu'il avait été empoisonné. Il dit d'ailleurs dans ses lettres à mon père qu'il souffre d'une étrange maladie qui l'empêche d'écrire. Il a été malade pendant trois mois, mais il n'est pas mort !", explique la fille de Nikita Struve. L'écrivain, sorti momentanément du tunnel, doit retourner dans l'ombre et prendre toutes les précautions pour écrire. Entre-temps il reçoit le Prix Nobel de littérature, mais ne pourra pas se rendre à Stockholm pour recevoir son prix.

Les "Invisibles"

"Pour composer son œuvre, Soljenitsyne a toujours été entouré d'amis fidèles", souligne Tatiana Victoroff. "Ce sont ces hommes et ces femmes que l'on appelle les "Invisibles", et dont l'exposition a dressé la liste sur un grand miroir. "Ces hommes et ces femmes ont aidé Soljenitsyne pendant la rédaction de "L'Archipel". Ils lui apportaient de la documentation en Estonie. On raconte qu'ils venaient discrètement, la nuit, qu'ils traversaient la forêt à pied pour ne pas se faire repérer".
Yves Hamant et Natalia Stoliarova en 1982 deux "Invisibles"
 (Laurence Houot / Culturebox)
Ces "Invisibles" ont aussi aidé à taper les textes et ensuite sans doute à les cacher et à les transférer en Occident au fur et à mesure de leur rédaction ", poursuit Tatiana Victoroff. "Soljenitsyne, qui était un homme très reconnaissant, les a ensuite beaucoup remerciés, en leur écrivant, ou en leur dédicaçant ses livres" (plusieurs sont visibles dans l'exposition).

La liste des Invisibles
 (Laurence Houot / Culturebox)
C'est à la fin de l'été 1973, avec l'arrestation par le KGB de l'une de ces "Invisibles", Elisabeth Voronskanïa, que s'ouvre le deuxième chapitre de l'histoire de "L'Archipel du Goulag". Interrogée pendant cinq jours par le KGB, elle rentre chez elle et se pend. "Elle a flanché, et révélé où se trouvait une partie du manuscrit et du coup le KGB a mis la main dessus", explique Yves Hamant.

L'urgence

À partir de ce moment-là, les événements se précipitent. Soljenitsyne demande à Nikita Struve de publier une version russe de son "Archipel du Goulag" en lui intimant de garder le secret. "Soljenitsyne savait que son livre provoquerait un séisme. C'est pour cette raison qu'il avait tout calculé, tout prévu, pour que son livre puisse être publié même s'il lui arrivait quelque chose", explique Tatiana Victoroff.

Nikita Struve et Soljenitsyne se connaissaient depuis plusieurs années. Ils entretenaient une amitié épistolaire. Ymca-Press avait déjà publié en 1971 "Août 14", l'un de ses livres. Une publication qui avait satisfait l'écrivain russe, très exigeant. Dès 1970, Nikita Struve avait reçu des fragments du manuscrit de "L'Archipel du Goulag" sous forme de microfilms et les avait confiés pour traduction à Yves Hamant. "Nikita Struve m'avait demandé de prendre un coffre pour conserver le manuscrit", se souvient Yves Hamant.
Le meuble typographique sur lequel a été composé "L'archipel du Goulag", avec un des premiers exemplaires imprimés.
 (Laurence Houot / Culturebox)
Tout est prêt donc. En quelques jours, le tome 1 de "L'archipel" est composé et imprimé dans le plus grand secret. "Un travail titanesque", souligne Mélanie Struve. Ils étaient trois, Nikita Struve, son épouse et Léonid Lifar, le typographe, à travailler jour et nuit. L'ouvrage est imprimé clandestinement dans les établissements Beresniak rue du Faubourg du Temple en 50 000 exemplaires. Un exploit quand on sait que cette imprimerie appartenait à la CGT du Livre, très liée au PC. "Trois ou quatre personnes seulement étaient au courant de ce qui se préparait : mon père, ma mère, Léonid Lifar et Yves Hamant", raconte Mélanie Struve. "Nous les enfants étions vaguement au courant même si nous n'aurions pas dû l'être... Mais ce sont des choses que nous n'aurions même pas eu l'idée de raconter en classe. Personne n'aurait compris !", se souvient la fille de Nikita Struve.

En décembre 1973, le livre sort. Le succès est immédiat. "Il y avait une queue jusqu'au métro Mutualité pour venir acheter le livre", raconte Yves Hamant.

Un tournant pour les intellectuels français

Commence ensuite le troisième chapitre de cette incroyable épopée. D'un côté, la diffusion clandestine de l'œuvre en Union soviétique : là encore les Invisibles vont jouer un rôle primordial, des centaines d'exemplaires de "L'Archipel du Goulag" sont transportés dans les valises vers l'URSS. Et de l'autre côté, sa portée historique, son impact sur l'intelligentsia occidentale, et notamment en France. "Il y avait déjà depuis longtemps un réseau d'étudiants, de diplomates, qui passaient des livres clandestinement vers l'URSS. C'est ce réseau qui a été utilisé", raconte Yves Hamant, qui a lui-même participé à cette diffusion sous le manteau de "L'Archipel du Goulag" en Union soviétique. 
Les livres étaient passés clandestinement en Union Soviétique
 (Laurence Houot / Culturebox)
Soljenitsyne est arrêté le 13 février 1974, puis expulsé d'URSS vers la Suisse. C'est le début d'un long exil qui durera 20 ans. L'écrivain ne pourra rentrer dans son pays que le 27 mai 1994, après l'ère Gorbatchev. "Ce qui était une terrible punition pour lui, souligne Tatiana Victoroff. L'écrivain ne se fera jamais à l'exil. "Il était même très critique vis-à-vis de l'Occident", ajoute-t-elle.

L'expulsion de Soljenitsyne est mollement commentée en France. On est en pleine "Détente" avec l'URSS. En politique intérieure, personne ne souhaite entamer la toute neuve Union de la Gauche. Il n'empêche, la publication de "L'Archipel du Goulag" marque une rupture. "C'est un livre qui a marqué un tournant dans le rapport des intellectuels français avec l'URSS et le stalinisme, et qui a sans doute participé à l'émergence d'un nouveau courant incarné par ceux que l'on a appelé les Nouveaux Philosophes", explique Tatiana Victoroff.
"L'archipel du Goulag", est publié en pleine "Union de la Gauche"
 (Laurence Houot / Culturebox)

Une grande oeuvre novatrice

"C'est surtout une œuvre d'une grande qualité littéraire. Une œuvre totalement novatrice dans sa forme. D'abord par son aspect choral, mais aussi dans cette manière de s'emparer du réel pour en faire une œuvre littéraire", remarque Tatiana Victoroff. Car c'est bien une œuvre littéraire. "Rien que le titre", souligne Yves Hamant. Soljenitsyne joue avec deux mots qui riment en russe. C'est lui qui a exhumé ce mot de "Goulag", qui n'était quasiment pas usité à l'époque. Et le mot "archipel" pour désigner une réalité qui ne l'est pas, la constellation de camps disséminés sur le territoire de l'Union soviétique.C'est très poétique. Et il paraît d'ailleurs qu'un éditeur français a sorti un atlas pour chercher cet archipel sur les cartes de géographie !", s'amuse Yves Hamant.

"Quand Nikita Struve m'a demandé de travailler sur la traduction, j'ai découvert qu'il existait déjà de nombreux ouvrages sur cette question des camps de travail. Mais ces ouvrages étaient illisibles, ennuyeux. Et du coup la réalité dont ils parlaient restait inaudible pour les lecteurs", souligne-t-il. "Alors que "L'Archipel du Goulag" se lit comme un roman. Il approche même parfois d'une forme théâtrale, puisqu'il juxtapose des scènes, à travers lesquelles on découvre la personnalité des protagonistes", explique Tatiana Victoroff. "Il y a même des chapitres très drôles", ajoute-t-elle.
Yves Hamant est l'un des premiers à avoir eu "L'Archipel du Goulag" entre les mains
 (Laurence Houot / Culturebox)
"C'est aussi le seul mémoriel vivant de cette souffrance, révélée par des voix humaines. Et d'ailleurs Soljenitsyne disait que quand il écrivait il avait le sentiment d'être un passeur. C'est un livre qui démontre qu'une œuvre de fiction peut témoigner de la réalité, dire mieux que n'importe quoi d'autre la vérité. Une œuvre inoubliable", conclut Tatiana Victoroff.

Grand voyage dans le temps, dans l'histoire, dans la littérature, cette passionnante exposition invite le visiteur à se replonger dans l'oeuvre d'Alexandre Soljenitsyne.

En Russie, dans les années 70, les Invisibles, comme il les appelle, dactylographiaient les chapitres de "L'Archipel du Goulag" de Soljenitsyne, les photographiaient, les microfilmaient et ensuite cherchaient des chemins pour qu'ils rejoignent la France...

L'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne avec sa femme Natalia dans la rue après son passage à l'émission Apostrophes à Paris le 12 avril 1975
L'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne avec sa femme Natalia dans la rue après son passage à l'émission Apostrophes à Paris le 12 avril 1975 © Getty / Alain MINGAM

-Le règlement de la colonie pénitentiaire où a été transféré Alexeï Navatny n'est pas sans rappeler "Une journée d'Ivan Denissovitch" le livre qui fit découvrir Soljenitsyne aux Français en 1966.

Dans un livre collectif "Soljenitsyne et la France", Edgar Morin dit que la première fonction que Soljenitsyne exerça chez nous a été de témoigner de la vie de tous les déportés, quels qu'ils fussent. Avec lui, la forêt de Birnam se mit en marche comme dans Macbeth, avançant pour dire la vérité. "Vous qui trouvez le soir en rentrant/ La table mise et des visages amis/Considérez si c'est un homme/ que celui qui peine dans la boue". Ayant eu la chance d'approcher Soljenitsyne lors de son dernier séjour ici en 1993, je me souviens d'un homme étonnamment petit mais avec de grosses mains vigoureuses et ravinées, des mains de bagnard qui avaient manié la pelle et la pioche.

-Une journée d'Ivan Denissovitch avait provoqué ici un certain consensus. La vaste explication du communisme, ce déraillement de la vocation de la Russie, lui vaut en revanche une surveillance étroite, surtout après le Nobel de littérature de 1970. C'est à ce moment-là que notre pays devient une manière d'état-major clandestin pour diriger la publication de ses livres.

En Russie, les Invisibles, comme il les appelle, dactylographiaient les chapitres de L'Archipel du Goulag, les photographiaient, les microfilmaient et ensuite cherchaient des chemins pour qu'ils rejoignent la France. La valise diplomatique peut-être ou tout bonnement une boite de chocolat qu'un gendarme de l'ambassade disait vouloir offrir à une amie parisienne malade.

Dans notre capitale, le maitre d'ouvrage numéro 1 était Nikita Struve, patron d'une petite maison d'édition de la Montagne Sainte Geneviève, YMCA Press issue de la vieille immigration russe. Le 21 septembre 1973, le KGB ayant saisi en URSS un manuscrit jumeau de celui qui était passé chez YMCA, Soljenitsyne donna le signal de l'impression. Elle se fit dans l'imprimerie du frère du chorégraphe Serge Lifar, ouverte pourtant à tous les vents, ce qui effraiera rétrospectivement Soljenitsyne.

Après la parution en russe en décembre 1973, la publication française ne tarda pas : juin 1974, avec un tirage jamais vu de 600.000 exemplaires.

Ses traductions en français ont toujours satisfait Soljenitsyne, par leur exactitude et leur rythme. Georges Nivat qui pilote le recueil collectif que j'utilise ici en fut l'un des responsables.

-Soljenitsyne joua un rôle essentiel dans le changement du point de vue français sur le communisme. Progressivement l'intérêt s'émoussa cependant.

Ses interprétations historiques des années 14-17 furent critiquées. Conservateur, il détestait l'idée même de révolution qui, selon lui ne pouvait mener qu'à la surenchère : les modérés couraient derrière les enragés, les haines s'accumulaient.

Mais conservateur, il le paraissait aussi dans la forme. En France, pour être apprécié d'une certaine critique littéraire, il faut être passé par les épreuves forcées de modernité fixées par nos avant-gardes. Roland Barthes, par exemple, ne s'intéressait pas à ce que disait Soljenitsyne parce que sa littérature était "archaïque".

Et puis, je vais vous dire : Soljenitsyne est trop long. Comme le note Georges Nivat, ça ne se déguste pas en un instant comme une petite gorgée de bière.

En dépit de l'intérêt qu'il manifesta pour la France, rien ne comptait pour Soljenitsyne que la Russie, rien ne pouvait être plus grand qu'elle et il lui fallait beaucoup de pages pour le dire.

Je ne dois pas beaucoup me tromper en disant que Navalny doit penser de même. Mais dans la colonie pénitentiaire numéro 2, on a juste deux minutes pour faire son lit, on doit courir plus que marcher et on ne vous laisse le temps ni d'une gorgée de bière ni de la lecture. Mais on est en Russie. C'est ce qui compte peut-être le plus pour les deux hommes qui sont, à beaucoup de points de vue, de la même espèce.

Ouvrage : Soljenitsyne et la France sous la direction de Georges Nivat chez Fayard

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    Podcast  Soljenitsyne et la France

    En Russie, dans les années 70, les Invisibles, comme il les appelle, dactylographiaient les chapitres de "L'Archipel du Goulag" de Soljenitsyne, les photographiaient, les microfilmaient et ensuite cherchaient des chemins pour qu'ils rejoignent la France..

    L'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne avec sa femme Natalia dans la rue après son passage à l'émission Apostrophes à Paris le 12 avril 1975
    L'écrivain russe Alexandre Soljenitsyne avec sa femme Natalia dans la rue après son passage à l'émission Apostrophes à Paris le 12 avril 1975 © Getty / Alain MINGAM

    -Le règlement de la colonie pénitentiaire où a été transféré Alexeï Navatny n'est pas sans rappeler "Une journée d'Ivan Denissovitch" le livre qui fit découvrir Soljenitsyne aux Français en 1966.

    Dans un livre collectif "Soljenitsyne et la France", Edgar Morin dit que la première fonction que Soljenitsyne exerça chez nous a été de témoigner de la vie de tous les déportés, quels qu'ils fussent. Avec lui, la forêt de Birnam se mit en marche comme dans Macbeth, avançant pour dire la vérité. "Vous qui trouvez le soir en rentrant/ La table mise et des visages amis/Considérez si c'est un homme/ que celui qui peine dans la boue". Ayant eu la chance d'approcher Soljenitsyne lors de son dernier séjour ici en 1993, je me souviens d'un homme étonnamment petit mais avec de grosses mains vigoureuses et ravinées, des mains de bagnard qui avaient manié la pelle et la pioche.

    -Une journée d'Ivan Denissovitch avait provoqué ici un certain consensus. La vaste explication du communisme, ce déraillement de la vocation de la Russie, lui vaut en revanche une surveillance étroite, surtout après le Nobel de littérature de 1970. C'est à ce moment-là que notre pays devient une manière d'état-major clandestin pour diriger la publication de ses livres.

    En Russie, les Invisibles, comme il les appelle, dactylographiaient les chapitres de L'Archipel du Goulag, les photographiaient, les microfilmaient et ensuite cherchaient des chemins pour qu'ils rejoignent la France. La valise diplomatique peut-être ou tout bonnement une boite de chocolat qu'un gendarme de l'ambassade disait vouloir offrir à une amie parisienne malade.

    Dans notre capitale, le maitre d'ouvrage numéro 1 était Nikita Struve, patron d'une petite maison d'édition de la Montagne Sainte Geneviève, YMCA Press issue de la vieille immigration russe. Le 21 septembre 1973, le KGB ayant saisi en URSS un manuscrit jumeau de celui qui était passé chez YMCA, Soljenitsyne donna le signal de l'impression. Elle se fit dans l'imprimerie du frère du chorégraphe Serge Lifar, ouverte pourtant à tous les vents, ce qui effraiera rétrospectivement Soljenitsyne.

    Après la parution en russe en décembre 1973, la publication française ne tarda pas : juin 1974, avec un tirage jamais vu de 600.000 exemplaires.

    Ses traductions en français ont toujours satisfait Soljenitsyne, par leur exactitude et leur rythme. Georges Nivat qui pilote le recueil collectif que j'utilise ici en fut l'un des responsables.

    -Soljenitsyne joua un rôle essentiel dans le changement du point de vue français sur le communisme. Progressivement l'intérêt s'émoussa cependant.

    Ses interprétations historiques des années 14-17 furent critiquées. Conservateur, il détestait l'idée même de révolution qui, selon lui ne pouvait mener qu'à la surenchère : les modérés couraient derrière les enragés, les haines s'accumulaient.

    Mais conservateur, il le paraissait aussi dans la forme. En France, pour être apprécié d'une certaine critique littéraire, il faut être passé par les épreuves forcées de modernité fixées par nos avant-gardes. Roland Barthes, par exemple, ne s'intéressait pas à ce que disait Soljenitsyne parce que sa littérature était "archaïque".

    Et puis, je vais vous dire : Soljenitsyne est trop long. Comme le note Georges Nivat, ça ne se déguste pas en un instant comme une petite gorgée de bière.

    En dépit de l'intérêt qu'il manifesta pour la France, rien ne comptait pour Soljenitsyne que la Russie, rien ne pouvait être plus grand qu'elle et il lui fallait beaucoup de pages pour le dire.

    Je ne dois pas beaucoup me tromper en disant que Navalny doit penser de même. Mais dans la colonie pénitentiaire numéro 2, on a juste deux minutes pour faire son lit, on doit courir plus que marcher et on ne vous laisse le temps ni d'une gorgée de bière ni de la lecture. Mais on est en Russie. C'est ce qui compte peut-être le plus pour les deux hommes qui sont, à beaucoup de points de vue, de la même espèce.

    Ouvrage : Soljenitsyne et la France sous la direction de Georges Nivat chez Fayard

    Quand Soljenitsyne retrouvait la Russie

    Paris Match ||Mis à jour le 
    Soljenitsyne Natalia
    « Avec Natalia, à Vladivostok, Alexandre Soljenitsyne redécouvre le sol de la patrie. » - Paris Match n°2350, 9 juin 1994.Alpha Diffusion / Sipa

    Il y a 25 ans, l'écrivain Alexandre Soljenitsyne, prix Nobel de Littérature 1970, retrouvait la Russie après vingt années d’exil... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers la légende de Paris Match.

    « Selon l'ancienne tradition chrétienne, le sol où reposent des victimes innocentes est sacré. Honorons-le comme tel », a murmuré Soljenitsyne, avant de se recueillir. Le 27 mai 1994, l’écrivain foule pour la première fois le sol russe, après vingt années passées aux Etats-Unis. Cette escale à Magadan n'a duré que quelques minutes, et c’est à Vladivostok que le prix Nobel de Littérature 1970 retrouve son peuple. « Je m'incline devant vous en signe de respect et d'admiration... » a lancé Alexandre Soljenitsyne, à sa descente d’avion, aux 4000 personnes qui l’attendent.

    Découvrez Rétro Match, l'actualité à travers les archives de Match...

    En 1973, la police secrète avait saisi les manuscrits de l’auteur, le forçant à publier à Paris «L’Archipel du Goulag», récit méticuleux et glaçant du système concentrationnaire des camps de travaux forcé du régime communiste. Le Kremlin l’avait condamné à l’exil l’année suivante. « J'ai tout à réapprendre de mon pays», a dit l’écrivain à son retour à Vladivostok. « Je vais écouter les gens et voir la réalité de la Russie d'aujourd'hui en prenant le train jusqu'à Moscou et en m'arrêtant le long du parcours». Soljenitsyne atteindra la capitale le 21 juillet.

    Voici le reportage consacré au retour d'Alexandre Soljenitsyne en Russie, publié dans Paris Match en 1994…


    Paris Match n°2350, 9 juin 1994

    Soljenitsyne, le retour du prophète

    De notre envoyé spécial, Patrick Forestier

    « Alexandre Issaievitch a choisi Vladivostok parce que c'est ici que commence notre pays, à l'endroit où le soleil se lève. Il le suivra en traversant toute la Russie », a déclaré pour l'accueillir la directrice du musée. Plus tard, du jardin de l'université, le vieil ermite contemple avec sa femme, Natalia, l'irremplaçable compagne de vingt années d'exil et de travail, le grand port de la Russie orientale. Depuis que son avion a survolé le détroit de Béring, il n'a cessé de dévorer des yeux, avec une inquiétude à la mesure de son émotion, les paysages et les espaces de sa patrie retrouvée. C'est par la terre, au rythme du transsibérien, en passant par la taïga des goulags où il fut un «zek», un damné, que Soljenitsyne poursuivra la douloureuse cérémonie des retrouvailles. Il ne quitte jamais un cahier noir à couverture cartonnée où il consigne soigneusement ses observations. L'écrivain qui incarne la conscience de la Russie éternelle reprend au présent sa chronique passionnée.

    Depuis que l'avion a franchi la mer de Bering, il s'est muré dans un silence profond, l'oeil collé au hublot. L'escale de Magadan n'a duré que quelques minutes, mais il a voulu descendre, non pas pour marcher sur le sol natal - il avait attendu vingt ans, il aurait pu attendre deux heures de plus -, mais pour se recueillir. «Selon l'ancienne tradition chrétienne, le sol où reposent des victimes innocentes est sacré. Honorons-le comme tel, murmure Soljenitsyne en se prosternant comme s'il saluait le tsar. Espérons que l'éventuel retour à la beauté de la Russie atteindra cette terre de Kolyma. Après avoir reçu le pain et le sel, il remonte dans l'avion, littéralement perdu dans ses pensées jusqu'à Vladivostok.

    L'exilé n'a pas voulu rentrer chez lui par Moscou, mais par le port le plus mythique et le plus éloigné de la capitale, distante de 10 000 kilomètres. Son retour par l'est n'est pas innocent. Soljenitsyne ne cache pas qu'il est un patriote russe, intraitable sur les frontières de la Grande Russie, sur sa langue et sur sa religion chrétienne. Amorcer son retour depuis Anchorage, c'était rappeler que l’Alaska est une terre russe, même si la bannière américaine y flotte depuis que le tsar la vendit en 1867 aux Etats-Unis pour 7 millions de dollars. En commençant son périple jusqu'à Moscou à Vladivostok, il souligne que la Russie n'est pas seulement européenne jusqu'à l'Oural, mais aussi asiatique en baignant la mer du Japon, comme le rappelait sur le drapeau impérial l'aigle bicéphale dont les têtes veillaient sur l'ouest et l'est de l'Empire.

    «Quand la Russie perd de l'espace, elle perd son âme», explique Soljenitsyne au lendemain de son arrivée. En déambulant sur le marché, le poète ne prête pas regard aux monumentales statues du plus pur réalisme socialiste à la gloire des libérateurs. Jusqu'en octobre 1922, Vladivostok resta le dernier bastion de l'armée blanche, qui combattait les bolcheviques. Après la prise d'Omsk, les rouges capturent et fusillent l'amiral Koltchak. Mais l'armée blanche se réfugie à l'autre bout du pays. A Vladivostok, les cosaques de l'ataman Simionov résistent, alors que partout dans l'empire règne l'ordre rouge tant haï par l'écrivain. «Je n'ai jamais été dissident, clame-t-il avec force, soulignant par là qu'il n'a jamais voulu réformer un système qui s'est fourvoyé. Quand, en 1945, on m'a mis en prison, on a eu raison, car j'étais contre le régime et ses responsables demandaient l'application de la loi et de la Constitution soviétiques. Moi, j'ai toujours dit qu'on ne peut pas vivre dans le communisme. »

    Vladivostok ne mériterait-il pas un monument national pour la résistance de l'armée blanche contre les rouges? lui demande un reporter du journal local. «Il est nécessaire, répond l'écrivain, mais peut-il exister tant que les meurtriers n'auront pas confessé leurs crimes, alors que, dans les années 20, ils se vantaient de vouloir tuer tous les officiers blancs? Les bourreaux doivent d'abord se repentir, mais il n'y a pas de volontaires.»

    Natalia ne dit rien. Elle tourne seulement la tête pour regarder son mari. Pendant l'exil dans le Vermont, elle l'a aidé à classer ses fiches, ses manuscrits, ses archives. Un travail gigantesque, minutieux, à la base d'ouvrages comme «Août 14» ou «Novembre 16» comportant mille deux cents pages. Son visage est toujours aussi pur, mais, au fil des ans, ses cheveux sont devenus plus argentés et des poches sont apparues sous ses yeux bleus. A Vladivostok, Natalia ne quitte pas son mari, pas plus que Stepan, le benjamin âgé de 20 ans, étudiant à Harvard, et Iermolai, l'aîné, qui apprend le chinois à Taiwan. Ignat, le pianiste, doit les rejoindre plus tard.

    Au milieu des étals, une vieille femme ne cache pas sa joie. «Soljenitsyne est un vrai Russe, un vrai patriote. C'est un deuxième Dostoievski! Alexandre Issaievitch regarde les prix. «Tout est trop cher!» hurle une autre femme, la tête couverte d'un fichu. Au cul des vieux camions, harengs fumés, choux, pommes de terre côtoient des conserves de crabe et des paquets de gâteaux de la Chine voisine. Les fruits sont absents et, devant un marchand de saucisses, l'écrivain s'étonne: «Dix roubles (30 francs) le kilo! Quand je suis parti en 1974, elles valaient un rouble!»

    La veille, l'écrivain avait tenu à expliquer quel était son premier objectif. A peine débarqué, il avait prononcé quelques phrases, juché sur une estrade, devant 4 000 personnes qui l'attendaient à la nuit tombée: «Je m'incline devant vous en signe de respect et d'admiration... J'ai tout à réapprendre de mon pays. Je vais écouter les gens et voir la réalité de la Russie d'aujourd'hui en prenant le train jusqu'à Moscou et en m'arrêtant le long du parcours.»

    Malgré le soleil qui apparaît entre les nuages, le marché de Vladivostok semble bien triste. L'écrivain et sa femme, poussés par la foule, les photographes et les officiels évitent de justesse un bomjis, un clochard ivre couché par terre contre une balustrade. «Alexandre Issaïevitch! Ne les écoutez pas! Ce sont des voleurs!» crie une ménagère chargée d'un vieux sac en désignant le gouverneur et sa suite qui accompagnent l'écrivain. A Vladivostok, comme partout en Russie, règne la corruption. Il y a quelques mois, le maire, pourtant élu, a été débarqué manu militari par, dit-on, d'anciens du K.g.b. alliés à la mafia.

    Je serai toujours libre. Je ne demande rien, aucun poste officiel, je veux simplement aider mon pays

    En arrivant, Soljenitsyne a refusé de s'installer dans la villa officielle que lui offraient les autorités locales. Il a préféré prendre une chambre dans l'ancien hôtel Intourist, pourtant privé d'eau chaude, plutôt que d'occuper une maison de la nomenklatura. Pour se déplacer, il emprunte toutefois une vieille Zil noire avec des numéros de plaques commençant par un double zéro, les chiffres des services de sécurité qui, il y a vingt ans, l'ont harcelé.

    «Pourquoi êtes-vous avec les autorités?» lui demande-t-on.

    «On ne fera jamais de moi un Gorki», répond-il sèchement pour bien montrer qu'il ne se livrera pas à la propagande comme l'auteur de «La mère» au début du siècle. «J'ai 75 ans et une longue expérience. Je ne pense pas qu'on puisse m'affilier à tel ou tel parti, même si parfois je suis proche des prises de position de certains. Je reste indépendant. Je ne demanderai pas et je ne veux aucun poste politique ni par nomination ni par élection. Je souhaite simplement aider mon pays en m'exprimant.»

    D'abord prisonnier puis bâillonné, ermite en exil pour écrire son oeuvre, Soljenitsyne est aujourd'hui prêt à parler, sans toutefois s'impliquer directement dans la vie politique. Ce qui arrive aujourd'hui en Russie fait partie de l'his toire russe. Grâce à mon expérience d'historien, je peux aider mon pays, dit-il sans toutefois savoir quel rôle il jouera en arrivant à Moscou. L'année dernière, un sondage lui donnait 42% d'intentions de vote s'il était candidat à l'élection présidentielle, contre 18% à Boris Eltsine. Dans une Russie déboussolée, après la fin du communisme et deux tentatives de coup d'Etat, et qui s'enfonce dans le chaos économique, l'écrivain apparaît comme un sauveur, un prophète, sage et clairvoyant. «Malgré l'exil, je ne suis pas étonné par la situation. En 1979, j'avais prévu que le communisme s'effondrerait et que le plus difficile et le plus dangereux serait d'en sortir. Vu la méthode maladroite qu'on a adoptée, je ne suis pas étonné du résultat. La privatisation sans contrôle est une tromperie, dit-il. En 1917, les bolcheviques ont mis huit mois pour détruire le pays. Depuis 1986, l'entreprise de destruction a recommencé avec de mauvaises réformes. Pierre Ier avait déjà voulu importer de force l'Occident en Russie. La démocratie des pays occidentaux n'est pas forcément ce qui nous convient. Il n'y a que les singes qui imitent les autres. Nous avons nos traditions, nos coutumes. »

    À propos de la «Russie éternelle», de l'«esprit russe», contrairement à l'individualisme occidental, Soljenitsyne reste intransigeant. Pour lui, la fédération russe est une hérésie: «La Russie n'a jamais été une fédération comme la Suisse ou les Etats-Unis. C'est une fausse idée bolchevique pour écraser le peuple. Quand on trouvait à l'époque une petite minorité, on proclamait son indépendance et l'ethnie locale prenait le pouvoir sur la population russe. Moscou mettait ensuite à sa tête des petits chefs à sa solde. N'importe quelle petite province a fini par demander son indépendance. Je suis pour une recomposition de la Russie avec des gouvernorats...»

    Malgré les camps, l'exil et un cancer, dont il a réussi à guérir, l'écrivain affiche une énergie peu commune, comme si son retour avait décuplé ses forces. L'homme n'est pas abattu, mais offensif et prêt à rendre coup pour coup à ses détracteurs, en particulier ceux qui affirment qu'il a manqué son rendez-vous avec l'Histoire en ne rentrant pas plus tôt. « J'ai édité une brochure, "Comment réaménager la Russie", à 17 millions d'exemplaires. Le débat avait commencé ici, mais il a été étouffé par Gorbatchev. Je ne suis pas arrivé en retard ni en avance, mais à temps. Le pays n'était pas mûr. Aujourd'hui, le peuple est conscient que son destin reste entre ses mains.»

    Contre Gorbatchev, l'écrivain n'a pas de mots assez durs. Vladimir Jirinovski, le puissant président du Parti libéral-démocrate, opposé à Eltsine, ne trouve pas plus grâce à ses yeux. «Le patriotisme, c'est l'amour de la nation et de la terre, en acceptant les défauts de son pays. Mais Jirinovski est une caricature du patriote russe. Contre Boris Eltsine, l'historien reste prudent et discret. «Je ne suis pas toujours d'accord avec sa politique. Je n'ai pas à faire part de mes réflexions en public. Habité par une voix inébranlable, Alexandre Soljenitsyne estime que ce qui a remplacé le communisme est une forme de patriotisme qui peut répondre à l'attente de la population.

    Pour déterminer dans le détail quelles sont les difficultés réelles des Russes, l'écrivain a décidé de pratiquer un véritable audit de la société actuelle avant de rejoindre Moscou. Sur 10 000 kilomètres, il compte rencontrer ouvriers, paysans, fonctionnaires, intellectuels. A Vladivostok, il a commencé par l'hôpital régional.

    En rejoignant le service de chirurgie, il est resté bloqué vingt minutes dans l'ascenseur, ce qui arrive fréquemment tant le matériel est vétuste. Muni de son cahier noir à couverture cartonnée, l'écrivain note avec quatre simples stylos Bic de couleurs différentes les paroles de ses interlocuteurs. «D'où viennent vos documents? Avez-vous des contacts avec des laboratoires étrangers? Que vous manque-t-il?» Curieux de tout, il cherche à obtenir le maximum de détails.

    Sur l'île Popov, les scientifiques de l'Institut océanographique lui préparent des crabes et des crevettes fraîches, un luxe, car la pêche industrielle n'autorise pas le commerce de détail. L'écrivain porte un toast en trempant à peine ses lèvres dans la vodka, goûte rapidement aux crustacés. Ce qui l'intéresse, c'est la pollution et ses conséquences sur l'environnement. Au lycée numéro 1, derrière le Goum, il écoute d'abord les élèves, écrit soigneusement leur nom et leur âge. Tous se plaignent du manque de bourses, des mauvaises conditions de vie, de la vétusté de l'école. «Quel gâchis! déplore Soljenitsyne. Mais cette dégradation de l'enseignement est continue depuis les années 30. Quand j'étais en relégation dans le Kazakhstan, j'étais instituteur. Et l'école était la seule lumière des enfants. Mais, déjà, l'enseignement des sciences humaines diminuait. Ce qui équivaut à un vide de l'âme. Puis il écoute les professeurs. Ils se plaignent des vieux manuels. On apprend encore le français avec les mots communisme», «camarade» et «kolkhoze», dont personne ne veut entendre parler. Soljenitsyne veut tout savoir. Le professeur de russe se plaint des anglicismes et de la télévision qui diffuse des programmes pitoyables. Soljenitsyne acquiesce et prend des notes avec une écriture soignée. «J'ai confiance en lui, dit Veronica, une élève de 15 ans aux longs cheveux blonds. Il a été dans les camps parce que, dans le passé, il disait la vérité. Il va continuer à nous la dire pour le présent.»

    La dernière incarnation de Soljenitsyne

    L’avalanche d’hommages qui a suivi l’annonce du décès d’Alexandre Soljenitsyne prouve combien l’image de l’écrivain russe est devenue consensuelle au fil du temps. Les commentateurs rivalisent d’épithètes élogieuses, les comparaisons se multiplient : un « monument », Tolstoï, Hugo, Voltaire et même… Dante ! On échappe à Homère et à Cervantès, mais de peu. Mesurer un écrivain tel que Soljenitsyne à l’aune d’autres gloires de la littérature semble toutefois assez vide de sens. Il était avant tout lui-même, son œuvre immense, dans son originalité, parle pour lui.

    Si l’on a raison d’insister sur son calvaire dans les camps staliniens et sur la valeur exceptionnelle de ses livres, il semble moins juste d’affirmer qu’il fut celui qui révéla au monde les abominations du système concentrationnaire soviétique. Bien avant Une journée d’Ivan Denissovitch (1962) et l’Archipel du Goulag (1974), des intellectuels – et non des moindres – avaient déjà dénoncé cette réalité. Pensons à Boris Souvarine qui, dès 1935, avait publié en France une première biographie de Staline, Staline, aperçu historique du bolchevisme, laquelle mettait l’accent sur sa personnalité et ses méthodes tyranniques, suivie, en 1937, de Cauchemar en URSS. Ces révélations, troublantes pour une partie de l’opinion en gênaient une autre qui préférait les ignorer ; c’est pourquoi elles n’empêchèrent pas Jean Renoir, sans doute le cinéaste le plus important de cette époque, de tourner un film de propagande, La Vie est à nous, qui inclut quelques belles scènes à la gloire du « Petit Père des peuples ». En 1940, un journaliste mexicain, Francisco Zamora, avait écrit au sujet de Staline : « Aucun être humain mentalement et moralement sain ne peut continuer à être stalinien après la série de crimes, d’escroqueries, de bassesses et de falsifications des faits et des idées perpétrés par ce sinistre individu. » Le Pacte germano-soviétique, la manière dont Moscou livra à l’Allemagne nazie les listes des membres du PC allemand (lesquels, arrêtés, finirent pour beaucoup à Dachau) en signe de « bonne volonté » ou le massacre de Katyn lui donnèrent raison, mais, une fois encore, on n’y prêta guère attention.

    Pensons encore à Victor Kravchenko qui publia en 1947 J’ai choisi la liberté, ouvrage dans lequel rien n’était caché du caractère criminel du régime. Ce livre fit l’objet d’une vive polémique, suscitée par les attaques d’un PCF alors puissant, à travers les Lettres françaises où régnaient par la terreur intellectuelle que l’on sait Louis Aragon et Elsa Triolet. Le procès qui s’en suivit, en 1949, où de nombreux témoins vinrent raconter l’enfer des répressions staliniennes, permit de dénoncer l’existence des camps. L’affaire fit si grand bruit que, dès lors, personne ne pouvait plus les ignorer. Pourtant, qui s’en soucia ?

    Alors, comment expliquer que la prise de conscience du public ne se fit réellement jour qu’après la publication de L’Archipel du Goulag ? Sans aucun doute – et voilà qui est réjouissant – le phénomène consacre le triomphe de la littérature sur toute autre forme d’expression. Ce triomphe était dû à la dimension exceptionnelle et à la densité de l’œuvre romanesque concernée. Par ailleurs, la visibilité mondiale de l’écrivain, grâce au Prix Nobel de littérature qui lui avait été décerné quatre années auparavant, participa forcément à garantir son succès et promouvoir ses idées.

    Enfin, il convient de noter que le contexte politique était devenu favorable à une mutation des systèmes de pensée. Mai 68 avait sonné, à sa manière, le glas du Parti Communiste dont quelques vieux responsables, souvent encore imprégnées d’un stalinisme sclérosé, faisaient figure de dinosaures (Jacques Duclos, Jeannette Thorez-Vermeersch, Jean Kanapa…). La même année, le Printemps de Prague avait marqué les esprits occidentaux et semé le doute dans les convictions d’une partie de la gauche. L’Eurocommunisme fondé en 1975 à l’initiative d’Enrico Berlinguer, en officialisant la rupture des PC latins avec le PCUS, ne fut pas non plus étranger au phénomène, même si le PC français trainait les pieds de manière pathétique, comme lorsque, le 13 mai 1979, dans son discours du XXIIIe Congrès, Georges Marchais rendit hommage au « bilan globalement positif » de l’URSS… Sartre lui-même avait fini par rompre son mariage de raison avec le communisme ; le mythe du « paradis soviétique » qu’il avait tenté de créer de toutes pièces après son voyage de 1954 avait vécu. Dans un tel contexte, se livrer à une analyse critique du régime soviétique n’entrainait plus systématiquement pour un auteur le qualificatif « infamant » d’anticommuniste primaire.

    Rarement, sans doute, une œuvre de fiction participa autant à infléchir le cours de l’Histoire d’un continent que L’Archipel du Goulag. A l’Ouest, Soljenitsyne symbolisait aux yeux de tous l’opposition au totalitarisme ; il faisait penser à ces lignes de René Char : « Il y a un homme à présent debout, un homme dans un champ de seigle, un champ pareil à un chœur mitraillé, un homme sauvé. »

    Pour autant, une fois l’écrivain exilé aux Etats-Unis, bien des observateurs furent déroutés par ses propos. Là où ils attendaient un intellectuel engagé pour la liberté et la démocratie telles qu’elles étaient conçues depuis le siècle des Lumières, ils découvrirent progressivement un partisan d’une forme de national-étatisme mâtiné d’une religion orthodoxe appréhendée sous un angle archaïque. Cette position fut clairement dévoilée dans le Discours de Harvard du 8 juin 1978. Soljenitsyne y dressait un portrait entièrement négatif des sociétés occidentales, sans nuance aucune, au point de friser la caricature. L’imprégnation religieuse conservatrice du discours, où la morale ressemblait moins à une éthique qu’à la moraline de Nietzsche, explique qu’aujourd’hui encore, il soit cité en exemple par certains mouvements chrétiens parmi les plus intégristes, notamment évangéliques. Ainsi en est-il de ce passage, qui met à mal la notion de libertés :

    « D’un autre côté, une liberté destructrice et irresponsable s’est vue accorder un espace sans limite. Il s’avère que la société n’a plus que des défenses infimes à opposer à l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne le mauvais usage de la liberté en matière de violence morale faites aux enfants, par des films tout pleins de pornographie, de crime, d’horreur. On considère que tout cela fait partie de la liberté, et peut être contrebalancé, en théorie, par le droit qu’ont ces mêmes enfants de ne pas regarder et de refuser ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a prouvé ainsi son incapacité à se défendre contre la corrosion du mal. […] L’évolution s’est faite progressivement, mais il semble qu’elle ait eu pour point de départ la bienveillante conception humaniste selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucun germe de mal, et tout ce que notre existence offre de vicié est simplement le fruit de systèmes sociaux erronés qu’il importe d’amender. Et pourtant, il est bien étrange de voir que le crime n’a pas disparu à l’Ouest, alors même que les meilleures conditions de vie sociale semblent avoir été atteintes. Le crime est même bien plus présent que dans la société soviétique, misérable et sans loi. »

    Un esprit occidental empreint de laïcité suivra difficilement l’auteur dans sa condamnation sans réserve de l’humanisme, et sa vision de la spiritualité limitée à la seule religion, comme s’il ne pouvait en exister d’autres formes. De même, un esprit rationnel se demandera si la moindre criminalité, dans la société soviétique, n’aurait pas été simplement expliquée par la surveillance des faits et gestes de chacun par une police omniprésente, relayée par des délateurs plus ou moins bénévoles… Etrange mutation de l’opprimé en censeur. Dans un second extrait, Soljenitsyne s’en prenait aussi à la liberté de la presse :

    « La presse, aussi, bien sûr, jouit de la plus grande liberté. Mais pour quel usage ? […] Quelle responsabilité s’exerce sur le journaliste, ou sur un journal, à l’encontre de son lectorat, ou de l’histoire ? S’ils ont trompé l’opinion publique en divulguant des informations erronées, ou de fausses conclusions, si même ils ont contribué à ce que des fautes soient commises au plus haut degré de l’Etat, avons-nous le souvenir d’un seul cas, où le dit journaliste ou le dit journal ait exprimé quelque regret ? Non, bien sûr, cela porterait préjudice aux ventes. De telles erreurs, peut bien découler le pire pour une nation, le journaliste s’en tirera toujours. Etant donné que l’on a besoin d’une information crédible et immédiate, il devient obligatoire d’avoir recours aux conjectures, aux rumeurs, aux suppositions pour remplir les trous, et rien de tout cela ne sera jamais réfuté ; ces mensonges s’installent dans la mémoire du lecteur. Combien de jugements hâtifs, irréfléchis, superficiels et trompeurs sont ainsi émis quotidiennement, jetant le trouble chez le lecteur, et le laissant ensuite à lui-même ? La presse peut jouer le rôle d’opinion publique, ou la tromper. De la sorte, on verra des terroristes peints sous les traits de héros, des secrets d’Etat touchant à la sécurité du pays divulgués sur la place publique, ou encore des intrusions sans vergogne dans l’intimité de personnes connues, en vertu du slogan : ʺtout le monde a le droit de tout savoirʺ. Mais c’est un slogan faux, fruit d’une époque fausse ; d’une bien plus grande valeur est ce droit confisqué, le droit des hommes de ne pas savoir, de ne pas voir leur âme divine étouffée sous les ragots, les stupidités, les paroles vaines. Une personne qui mène une vie pleine de travail et de sens n’a absolument pas besoin de ce flot pesant et incessant d’information. »

    Image négative des libertés publiques, contestation de la liberté de la presse, argumentation construite autour de stéréotypes avec tous les dangers que la démarche représente, on sent Soljenitsyne proche de Goethe lorsqu’il proclamait préférer commettre une injustice que tolérer un désordre. Ses prises de position en faveur de la seconde guerre de Tchétchénie et de la peine de mort pour les terroristes (mais où commence le terrorisme, en l’occurrence ?) ainsi que sa condamnation de la Révolution orange en Ukraine s’inscrivent dans ce courant de pensée.

    Le choc ressenti par les Occidentaux fut à la mesure de l’image qu’ils s’étaient créés de l’écrivain. La guerre froide avait favorisé un système binaire de références : le choix devait être fait entre la dictature communiste ou le système libéral. Or, la pensée de Soljenitsyne se situait ailleurs. Il ne raisonnait pas en tant qu’Occidental, mais en tant que Russe. En d’autres termes, il ne concevait l’opposition au communisme stalinien que dans la mesure où celui-ci symbolisait la destruction du spiritualisme russe, un constituant capital de la notion de Russie éternelle. Et s’il contestait avec tant de virulence le libéralisme occidental, c’était sans aucun doute parce qu’il pressentait en lui une autre forme de menace contre ce spiritualisme. S’il prophétisait avec des accents illuminés proches d’un pré-millénariste, c’était à partir de sa vision du destin russe. Un tel éclairage permet une toute autre grille de lecture de son œuvre, sans en diminuer le moins du monde la qualité.

    Cette vision du monde l’a, semble-t-il, entrainé vers un étrange paradoxe. Très critique à l’égard de l’administration Eltsine et de sa corruption, il finit par se rapprocher de Vladimir Poutine au point de lui servir peu ou prou de caution morale. En quoi le zek Soljenitsyne pouvait-il approuver l’action de l’ancien lieutenant-colonel du KGB ? La question intrigue, au premier abord. Toutefois, ce rapprochement paraît correspondre à une certaine logique.

    Vladimir Poutine incarne, qu’on le veuille ou non, la continuité de la Russie éternelle et d’un Etat fort (auxquels Soljenitsyne était attaché). Il a su, avec habileté, convaincre une majorité de Russes que la situation de stagnation économique du pays, depuis les années 1990, n’avait pas été due à la corruption des hiérarques et aux dérives mafieuses, mais… aux nations occidentales ! Utilisant un vieux refrain géopolitique soviétique selon lequel « la Russie est encerclée par les occidentaux » (du point de vue économique et militaire) il a recréé une atmosphère de fièvre obsidionale forcément séduisante pour les nationalistes. Pour un dirigeant, rendre ses voisins responsables des malheurs de son pays et les désigner à la vindicte populaire est une stratégie dont l’efficacité a mainte fois fait ses preuves. Comme l’a écrit Romain Gary, « Le patriotisme c’est l’amour des siens, le nationalisme c’est la haine des autres », mais le nationalisme, qui fait davantage appel aux passions qu’à la raison critique, bénéficiait d’un terreau fertile : le sentiment de frustration de tout un peuple, né du démantèlement de l’empire soviétique.

    Ce qu’il y a de tragique, dans le destin de Soljenitsyne – une tragédie peut-être plus proche d’Eschyle que de Dostoïevski – c’est qu’ayant surmonté tant d’épreuves, même la maladie, avec un rare courage, au point de sembler avoir vécu plusieurs vies, il a été récupéré par un système dont il s’était rapproché et qui, par panslavisme, tente aujourd’hui de réhabiliter Staline. Ainsi, personne n’a semblé choqué par l’ouverture d’un musée qui lui est entièrement dédié, peu de protestations se sont élevées après la publication de nouveaux manuels d’histoire qui le présentent sous un jour favorable. Pire encore, le mois dernier la Douma a voté une résolution refusant de qualifier de génocide la famine organisée en 1932-33 en Ukraine, dans le cadre de la dékoulakisation, qui fit plusieurs millions de morts… décision approuvée par Alexandre Soljenitsyne, si l’on en croit le quotidien « Izvestia »… Selon plusieurs sondages, 60% des personnes interrogées dans les jeunes générations de la Russie actuelle estiment que le dictateur a fait plus de bien que de mal à son pays et mérite une place au Panthéon de l’Histoire. La jeunesse russe connait le nom de Soljenitsyne, mais ne lit pas ses livres (signe des temps, elle leur préfère, notamment, ceux de Frédéric Beigbeder). Georges Orwell avait raison lorsqu’il écrivait : « celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. » Et l’on se prend à se demander, dans un futur qui réhabiliterait définitivement Staline, la place qui serait réservée à l’Archipel du Goulag.

    Illustrations : Alexandre Soljenitsyne – Boris Souvarine – Travaux forcés au Goulag – Armoiries de la Russie 

    Résumé :

    Choukhov purge une peine de dix ans dans un goulag où il est enfermé pour « trahison de la patrie », condamnation forcée car il a simplement été fait prisonnier par les allemands au cours de la seconde guerre. Ce livre retrace une journée dans la vie de ce prisonnier qui, comme beaucoup de ses camarades, a bien conscience que ces dix années se prolongeront bien au-delà. Entre moments de travaux forcés et moments où il faut lutter pour assurer sa survie, Soljenistyne dresse un témoignage des conditions de vie dans les goulags russes.
     

    Alexandre Soljenitsyne - Une journée d'Ivan Denissovitch


    Ce genre de livre est assez terrifiant parce que ce qu’on y lit est terrible et que l’on sait que cela a existé.Car Soljenitsyne est passé par les goulags et même s’il ne s’agit pas d’une autobiographie, ce que vit Choukhov a bien été vécu dans les goulags.

    On parle régulièrement des camps nazis, beaucoup moins des goulags russes, ce témoignage m’apparaît donc d’autant plus important. Je me souviens d’une phrase de Robert Antelme, qui revenant des camps avait dit « Quand on me parlera de charité chrétienne, je dirai Dachau ». Là c’est un peu pareil : s’il faut toujours surveiller ses arrières de peur qu’on vous vole le peu que vous avez, il y a dans cet univers une forte entraide qui se met en place. Le style quant à lui est assez étrange, pas très soutenu mais c’est, je l’imagine, fait exprès : Choukhov est un personnage très attachant mais qui d’un milieu modeste et dont le vocabulaire est parfois limité. Ce style apporte donc un plus à cette description du paysan russe moyen suivi tout au long de cette journée. Bref, c’est à lire, pas forcément pour le plaisir mais au moins pour la culture.

    Extrait :

    Choukhov tira sa cuiller de sa botte. Il y tenait, à cette cuiller : elle avait fait tout le Nord avec lui, fondue qu’elle était – dans le sable, à partir d’un fil d’aluminium – par ses mains à lui, et portant gravée l’inscription : Oust-Ijma, 1944.

    Puis il enleva son bonnet (il avait le crâne rasé, mais, par les pires froids, il ne se permettait jamais de manger couvert) et touilla sa soupe à la cuiller, histoire de se rendre compte de ce qu’on avait versé dans l’écuelle. De l’entre-deux : ni le dessus de la bassine, mais pas le fond. Sauf que Fétioukov était bien capable de lui avoir piqué une pomme de terre.

    Le bon côté de la soupe, le seul, c’est que c’est chaud. Celle de Choukhov avait complètement refroidi. Il la mangea pourtant avec même conscience. Y aurait-il le feu à la baraque qu’on ne doit jamais se presser. Sommeil à part, l’homme des camps ne vit pour son compte que dix minutes, le matin, au premier déjeuner, cinq au déjeuner et cinq au dîner.

    Dans les dernières années de sa vie, Alexandre Soljenitsyne a dû admettre, mélancolique, que les jeunes générations ne parvenaient plus à lire «l'Archipel du Goulag». Les étudiants occidentaux comme les lycéens russes, lui disait-on, calaient devant l'ampleur du texte. C'est qu'à moins d'être rentier, avouons-le, il faut bien trois mois de lecture soutenue pour terminer les deux volumes jaunes et bien tassés de la traduction française, publiés au Seuil en 1974, avec leurs énormes paragraphes pleins de sigles, d'anecdotes disparates, d'énumérations exhaustives, de digressions soudaines, le tout composé en un corps aussi minuscule que le destin d'un pauvre zek dans le gigantesque enfer sibérien.

    Soljenitsyne avait donc demandé à sa femme Natalia de condenser, «pour les écoles», les soixante-quatre chapitres de son maître livre. En 2010, deux ans après la mort de son mari, celle-ci a publié en Russie une version abrégée de «l'Archipel», que nous pouvons découvrir aujourd'hui dans une première édition poche.

    Rappelons l'histoire du livre. A la fin de l'été 1973, le KGB arrête à Leningrad une certaine Elizabeth Voronskaïa, occupée à taper sur sa machine à écrire le manuscrit de «l'Archipel», que Soljenitsyne a écrit dans des conditions rocambolesques, à partir de 227 témoignages de rescapés des camps russes. Après cinq jours d'un interrogatoire éprouvant, Voronskaïa, rentrée chez elle, se pend. Soljenitsyne n'a plus le choix: il ordonne la publication du livre à l'Ouest. Il précise dans un avant-propos glaçant:

    Le cœur contraint, je me suis abstenu des années durant de faire imprimer ce livre pourtant achevé. Le devoir envers ceux qui étaient encore en vie l'emportait sur celui envers les morts. Mais aujourd'hui que, de toute façon, la sécurité d'Etat s'est emparée de l'ouvrage, il ne me reste plus rien d'autre qu'à le publier sans délai.

    Une première partie du texte paraît à Paris, en russe, chez YMCA-Press. C'est immédiatement une déflagration planétaire. Mais qui a vraiment pu la lire ? Habituée à des tirages confidentiels, la petite maison d'édition vend d'emblée 50 000 exemplaires du tome 1, dont une bonne partie à des Français qui ne lisent pas le russe, mais se targuent de posséder l'objet du moment.

    La traduction française ne sortira qu'en juin 1974. Le scandale ne l'attendra pas : dès janvier, les intellectuels et les politiques se lancent dans la baston. Soljenitsyne est qualifié par le Parti et la presse communiste de «pourriture», «fasciste», «moujik rétrograde», «vieux singe», «traître», «répugnant reptile». Dans un long communiqué, Marchais dénonce une «campagne antisoviétique» destinée à dissimuler les excellentes récoltes de blé en URSS (222 millions de tonnes en 1973, sachez-le).

    Soljenitsyne n'est pas le premier à écrire le Goulag. Chalamov, pour ne citer que lui, a publié ses «Récits de la Kolyma» en 1966. Avec une mauvaise foi effarante, les mêmes caciques staliniens qui persécutent Chalamov en profitent pour affirmer que «l'Archipel» ne contient rien de neuf, que c'est du réchauffé, alors qu’il s’agit tout simplement de la première histoire complète de la répression soviétique. Ils accusent l'auteur d'admirer le général Vlassov, passé côté allemand pendant la guerre, et donc d'être un crypto-nazi.

    A Moscou, Brejnev ne sait pas quoi faire. Le monde entier regarde. Soljenitsyne a reçu le prix Nobel en 1970. On ne peut pas se contenter de l'estourbir à la nuit tombée. Le Politburo se réunit sept fois avant de l'exiler. L'écrivain part pour Zurich. «L'Humanité» titre: «Soljenitsyne fait du tourisme en Suisse».

    Alexandre Soljenitsyne exilé à Zürich (©Sipa)

    Le 4 mars, un sondage de la Soffres affirme que 60% des électeurs communistes approuvent la démarche de Soljenitsyne. Les touristes amènent l'ouvrage par valises en URSS, où les douaniers demandent: «Rien à déclarer? Pas de pornographie? Pas de Soljenitsyne?» L'affaire empoisonne les rapports entre le PS et le PC, réunis autour d'un programme commun qui n'y survivra pas longtemps. Le Parti entame sa dégringolade. Mitterrand louvoie, et se fend d'une déclaration aussi diplomatique que perfide: «Le plus important n'est pas ce que dit Soljenitsyne, mais qu'il puisse le dire.» «L'Obs» prend parti pour l'écrivain de manière tonitruante. Jean Daniel écrit:

    Ceux qui approuvent la mesure de bannissement dont Soljenitsyne a été la victime, ceux qui s'y résignent, ceux qui estiment que le salut des Chiliens torturés, des Espagnols opprimés ou des travailleurs européens exploités passe par la réalisation d'une société où l'on peut bannir un Soljenitsyne, tous ces hommes ne sont pas des nôtres.

    Les trotskistes sont gênés parce que Trotski est décrit dans le livre comme une crapule lâche et sanguinaire. Les intellos de gauche chantournent leurs soutiens à Soljenitsyne de précautions rhétoriques. Mitterrand aura encore besoin du PC, mais entre socialistes et communistes la lézarde antitotalitaire achève de se creuser. Le mot «Goulag» entre pour de bon dans le langage courant.

    Quand, au mois de juin, le Seuil annonce enfin la parution d'une traduction, on raconte que Soljenitsyne est à Paris. Léon Zitrone est en direct de la rue Jacob et commente, surexcité, le passage du moindre stagiaire, comme si l’écrivain allait sortir sur le dos d’une vachette d'«Intervilles».

    Quarante ans après ce psychodrame, pourquoi replonger dans les «canalisations» infernales de «l'Archipel» ? D'abord parce que le texte, seul représentant d'une catégorie littéraire manquante, est un chef-d'œuvre aussi poignant que drôle, aussi austère qu'épique. Ensuite parce que, comme le dit l'historienne Anne Applebaum, et contrairement à ce que la horde post-stalinienne a meuglé pendant des décennies,

    ce qui frappe, ce n'est pas qu'il y ait, dans ce livre, des erreurs factuelles, c'est qu'il y en ait si peu, sachant qu'il n'avait accès ni aux archives, ni aux documents officiels.

    Enfin parce que Soljenitsyne, dans une intuition géniale, décrit le Goulag comme un pays, pays dont la terrifiante Russie contemporaine est l'héritière, et que «l'Archipel» montre ce que soixante ans de barbarie font à un peuple. Citons-en le passage le plus prophétique:

    Nous devons condamner publiquement l'idée même que des hommes puissent exercer pareille violence sur d'autres hommes. En taisant le vice, en l'enfouissant dans notre corps pour qu'il ne ressorte pas à l'extérieur, nous le semons. [ ...] C'est pour cela que les jeunes d'aujourd'hui sont «indifférents». Ils se pénètrent de l'idée que les actes ignobles ne sont jamais châtiés sur cette terre, mais sont toujours, au contraire, source de prospérité. Oh, comme ce pays sera inhospitalier, oh, comme il sera effrayant !

    David Caviglioli

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    Lire

    De "la fin de l'homme rouge" à l'Homo Poutinus 

    Extraits

    Le "repaire" secret de Soljenitsyne

    par Natalia Soljenitsyne

    [Depuis la ville de Riazan, Soljenitsyne publie en 1962 «Une journée d'Ivan Denissovitch» dans la revue «Novy Mir». Khrouchtchev l'autorise miraculeusement. Le succès est gigantesque.]

    Mais bientôt le dégel khrouchtchévien prit fin. Dès la seconde moitié des années 1960, une directive secrète ordonna de retirer «Une journée d’Ivan Denissovitch» des bibliothèques, et en janvier 1974 un décret de la Direction générale de la protection des secrets d’État dans le domaine de l’édition frappa d’interdit les quelques rares œuvres de Soljenitsyne déjà parues en URSS. Mais, à cette époque, le récit avait déjà été lu par des millions de nos concitoyens, il avait été traduit et publié dans des dizaines de langues occidentales et asiatiques.

    Alexandre Soljenitsyne en 1946, incarcéré à Moscou après avoir critiqué Staline dans une lettre (©Sipa)

    Surtout, la publication d'«Ivan Denissovitch» avait en quelque sorte rompu une digue:

    On m'écrivait des lettres par centaines, racontait Soljenitsyne abasourdi, "Novy Mir" m'en expédiait sans cesse de nouveaux paquets, chaque jour la poste de Riazan m'en déversait des monceaux, avec parfois "Riazan" pour toute adresse... Cette explosion de lettres venues de toute la Russie, c'était une bouffée d'air trop énorme pour les poumons d'un simple mortel, et quelle hauteur de vue inouïe elle donnait sur toutes ces vies de zeks - je voyais affluer les biographies, les épisodes particuliers, les événements...

    Il n’était pourtant pas facile de mettre en forme cette énorme masse de matériaux imprévus, désordonnés, inorganisés. Il fallait prendre en compte tout ce qui avait été ainsi conservé, et trouver une place pour chaque épisode:

    Au camp il m’était arrivé de casser en morceaux de la fonte, de lourds objets de fonte, on les jetait dans un poêle, on y ajoutait des ingrédients de moindre qualité et on obtenait de la fonte destinée à de tout autres usages. Ainsi, par plaisanterie, je dis que mes sources sont des morceaux de fonte d’une très haute qualité. Je les jette dans ma fournaise intérieure, et ils réapparaissent sous une forme nouvelle.

    Mais quelle forme donner à la fonte en fusion sortie du creuset? S’agissant de la forme littéraire, Soljenitsyne s’oppo­sait catégoriquement à la tentation de la nouveauté pour la nouveauté, il estimait qu’à condition d’avoir l’oreille assez fine pour l’entendre, c’était le matériau lui- même qui devait suggérer la forme, la densité, la trame de l’œuvre. Cette fois- là encore, c’est bien ce qui se passa :

    Je n’avais jamais songé à la forme que devait prendre une investigation littéraire, c’est le matériau de "l’Archipel" qui me l’a dictée. L’investigation littéraire, c’est l’utilisation particulière d’un matériau factuel, vécu (non transformé), permettant, à travers des faits distincts, des fragments, dont l’assemblage, cependant, repose sur les capacités littéraires de l’auteur –, de dégager une idée générale dont l’irréfutabilité soit totale, nullement inférieure à celle d’une investigation scientifique.

    Alexandre Soljenitsyne, simple "zek" (©Effigie/Leemage)

    Mais ce matériau explosif, il était impossible de l'exploiter à découvert, tranquillement. Il fallait cacher jusqu'au fait même que l'on travaillait sur un tel livre. L'écrivain ne conserva jamais ensemble, sur un seul et même bureau, tous les matériaux qu'il avait rassemblés. L'essentiel de «l'Archipel» fut écrit dans un endroit secret, qu'il appela son Repaire. Il y travailla deux hivers de suite - les hivers 1965-1966 et 1966-1967. [...] C'était une ferme près de Tartu, en Estonie, complètement vide en hiver; la maison avait de grandes fenêtres, de vieux poêles, une provision de bûches.

    J'étais arrivé dans ce Tartu si cher à mon coeur par un matin de neige et de givre qui donnait un éclat particulier à son décor de très ancienne ville universitaire, et surtout la faisait paraître complètement étrangère, européenne... et, pour la première fois de ma vie, je sentis s'installer en moi une impression de sécurité, comme si j'avais complètement échappé à la traque maudite du Guébé. Le début de mon travail fut facilité par ce sentiment d'apaisement.

    Durant le premier hiver, l'écrivain passa soixante-cinq jours au Repaire, et pendant le second, quatre-vingt-un. Pendant ce temps, des centaines de notes éparses se muèrent en un texte brûlant, un livre écrit à la machine, plus de mille pages.

    Jamais, de toute ma vie, je n'avais travaillé comme j'ai travaillé au cours de ces cent quarante-six jours, ce n'était même plus moi qui écrivais, j'étais porté, ma main était guidée ; j'étais comme un ressort qu'on aurait comprimé pendant un demi-siècle, et brusquement relâché... Le second hiver, j'avais attrapé un fort refroidissement, j'étais tout courbaturé et grelottant, et il faisait dehors un froid de moins 30. 

    Le second hiver, j’avais attrapé un fort refroidisse­ment, j’étais tout courbaturé et grelottant, et il faisait dehors un froid de moins trente. Et malgré cela, je coupais du bois, j’entretenais le poêle, et une partie du travail, je le faisais debout, me collant le dos à la paroi du poêle brûlante qui tenait lieu de sinapisme, une autre partie – allongé sous les couvertures, et c’est dans cet état, avec 38° de fièvre, que j’ai écrit le seul chapitre humoristique du livre, “Les zeks en tant que nation”.

    Je n’avais plus aucun contact avec le monde extérieur… mais le monde extérieur tout entier ne m’était plus rien : j’étais en communion totale avec ce matériau qui était mon trésor secret, l’unique et ultime but de ma vie étant que de cette communion naquît l’Archipel… et une fois retourné au monde extérieur, j’étais prêt à marcher au supplice s’il le fallait. Ces semaines-là marquèrent le summum de ma victoire et de mon renoncement à tout. [...]

    Alexandre Soljenitsyne en 1953, à Riazan (©Sipa)

    Une année encore se passa à écrire, à compléter, à corriger «l'Archipel», et enfin, en mai 1968, dans une petite datcha près de Moscou - pas de voisins pour l'instant, personne pour entendre le bruit des machines à écrire -, l'écrivain et deux fidèles assistantes sont réunis pour taper et vérifier le texte définitif.

    De l’aube au crépuscule, on corrige, on tape l’Archipel, et il y a chaque jour une machine qui tombe en panne, tantôt c’est moi qui m’occupe de refaire une soudure, tantôt je la porte à réparer, se rappelle Soljénitsyne. 

    Le plus terrifiant est que nous étions en possession du seul et unique original, ainsi que de toutes les versions dactylographiées de "l'Archipel". Que le Guébé fît une descente, et la plainte à l'unisson, le murmure d'agonie élevé par des millions, toutes les dernières volontés que ces morts n'avaient pas pu exprimer - tout cela tombait d'un coup entre ses mains, j'aurais été hors d'état de le reconstituer...

    [...]

    Mais voilà l'ensemble terminé, microfilmé et les films roulés dans leur petite boîte - sous cette forme, «l'Archipel» serait plus facile à garder à l'abri et, le jour venu, à mettre en lieu sûr, inaccessible. Et le jour même, la nouvelle tombe: il y a une possibilité, dans les jours qui viennent, de faire passer «l'Archipel» à l'étranger ! [...]

    Un groupe de l'Unesco était venu passer une semaine à Moscou, avec dans ses rangs Sacha Andreïev, un Russe de Paris, le petit-fils de l'écrivain Léonid Andreïev - une famille que des amis de Soljenitsyne connaissaient bien. Lui demander, ou non ? Et acceptera-t-il ? Et si, à la douane, il est fouillé – c’en est fait du livre, de l’auteur, et de lui- même. Mais une telle occasion se représentera-t-elle ? «Au moins – c’est quelqu’un qui a les mains propres: des gens désintéressés, avec un authentique sentiment russe.» Ce serait si bon de pouvoir souffler un peu, se reposer – mais non, le sentiment d’un devoir à l’égard de tous ceux qui sont morts ne lui laissait pas de repos.  


    Il fut décidé de le faire passer. «Le cœur émergeait tout juste d'une angoisse, et le voilà qui replongeait dans une autre. Aucun répit.» Une semaine s'était écoulée, assombrie par l'angoisse, lourde d'appréhensions, quand arriva la nouvelle que tout était bien passé. Soljenitsyne était heureux: «Quelle liberté ! Quelle légèreté ! Le monde entier tiendrait dans mon étreinte !»


    Alexandre Soljenitsyne - Une journée d'Ivan Denissovitch

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