luni, 19 iulie 2021

Les russes et leur empire

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Désarroi post-impérial

Vladimir Poutine avait surpris son monde en décrivant, en 2005, la chute de l'URSS comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Ce qu'exprimait ce jour-là le président russe n'était assurément pas un éloge du régime communiste, mais bien l'idée que la Russie n'est rien sans l'empire.

Le plus grand pays du monde est celui de la démesure : lorsqu'on planta une gare à Vladivostok, il fallait quinze jours de train pour rallier depuis Moscou le nouveau port, « maître de l'Orient » (9 000 km). Mais la Russie est aussi le produit d'un triple héritage impérial : celui des Scandinaves (Rous'), seigneurs de Kiev et qui, baptisés autour de l'An Mil, établissent leur domination sur les peuples alentour ; le deuxième est l'héritage mongol, que les historiens russes du XIXe siècle désignent comme le « joug tatar » pour faire oublier ce que les Russes lui doivent : en faisant des princes de Moscou leurs intermédiaires, les Mongols ont assuré leur prééminence sur tous les autres souverains de la région ; le troisième héritage est bien sûr celui de Byzance qui, après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, fit peu à peu de Moscou la « troisième Rome » et de son prince un « César » (tsar).

Plus rien n'arrêterait une expansion de trois cents ans. Il suffisait à Ivan le Terrible, maître de Kazan (1552), et à ses successeurs de laisser faire les chasseurs de fourrure pour prendre possession sur leurs pas de l'immensité sibérienne. Cette spectaculaire conquête de l'Est offrait à vrai dire bien peu de résistance... Vainqueur des Suédois, Pierre le Grand progressa vers le nord, déplaçant la capitale sur les bords de la Neva, dans un décor qui le hissait au rang des principaux souverains européens. Princesse allemande devenue impératrice, Catherine II, elle, croque la Pologne et, plus durablement encore, la Crimée. Régnant d'une main de fer sur un ensemble « multiethnique », elle sait traiter avec les élites allemandes et pleurer sur la destruction d'une mosquée. « Elle a vu les peuples », écrit le marquis de Ségur, ambassadeur de France qui l'accompagne, éperdu d'admiration, dans l'une de ses tournées triomphales.

Lorsque Alexandre Ier entre en vainqueur à Paris en 1814, le monde a compris qu'il fallait compter avec l'Empire russe. Mais ce colosse surarmé fait peur. Sa progression dans le Caucase et en Asie centrale inquiète les Anglais. Ses visées sur Constantinople déclenchent l'alliance imprévue des Européens avec les Ottomans et l'humiliante défaite en Crimée en 1856. De nouveau les Russes se tournent vers l'Asie. « C'est là qu'est notre espérance », écrit Dostoïevski. Lénine s'en souviendra en 1917 dans « La Russie contre l'Occident ».

A cette construction pluriséculaire, l'empire soviétique apporte la démesure de l'ère des masses. Et son effondrement est un affaiblissement sans précédent. La transition démocratique fait long feu. La Russie peine à s'inventer sans l'empire. Le coup de force de Poutine annexant la Crimée en 2014 lui assure le soutien des populations. Mais la violation des règles internationales marginalise le pays à l'ONU. Bravant l'Occident décadent, la Russie renoue avec l'asiatisme et se tourne vers la Chine. Mais pour la Chine, le pays qui pèse à peine 2 % du PIB mondial n'est qu'un partenaire de second ordre. L'exaltation d'un passé grandiose ne peut tenir lieu de politique. Pour la Russie, empêtrée dans la régression démocratique et les pratiques d'un autre âge, le défi aujourd'hui est de devenir un État parmi d'autres.

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« Un art de gouverner hérité des Mongols »

Jane Burbank dans mensuel 485

daté juillet-août 2021 (numéro double 485-486) - 1842 mots Réservé aux abonnés du site

Châpeau: 

Les revendications politiques de Vladimir Poutine trouvent en partie leur fondement dans l'histoire longue de la Russie et de ses multiples héritages. Grande spécialiste de l'histoire des empires, Jane Burbank nous explique pourquoi.


Contenu: 

L'Histoire : Qu'est-ce qu'un empire ?


Jane Burbank : Un empire, c'est d'abord une entité politique de grande taille et expansionniste, voire une entité politique qui conserve le souvenir d'un pouvoir étendu dans l'espace.


Deuxième élément de définition : un empire gouverne des peuples différents les uns des autres en maintenant des distinctions entre ces populations. Pour cela, il fait appel à un « répertoire » de stratégies. Il n'y a donc pas de « formulaire institutionnel » unique qui définisse un empire : il y a bien des manières de gouverner, et bien des manières d'être gouverné par un empire.


Le recours à des intermédiaires entre le pouvoir central et les populations est essentiel, surtout quand il s'agit de régner sur un vaste territoire. La tâche est souvent confiée à des élites locales. Mais ces intermédiaires peuvent échapper au contrôle de l'empire : comment s'assurer de leur loyauté ? Comment les utiliser sans leur donner trop de pouvoir ?


Ne nous fions pas à la nomenclature : la France, tout au long du XIXe siècle, quelle que soit la forme de son régime - empire, monarchie constitutionnelle, république -, n'a cessé d'être « impériale ».


En Russie, les formes et les pratiques de l'empire ont commencé à exister bien avant que Pierre le Grand prenne le titre d'empereur en 1721 : dès les débuts de la Rous' de Kiev, au Xe siècle, les princes cherchent à étendre leur territoire et à soumettre à leur autorité différentes tribus slaves, finnoises et autres. La grande principauté de Moscou, qui a succédé à la Rous' au XIVe siècle, a elle aussi une structure impériale.


Les princes de Moscou ne sont-ils pas pourtant à cette date sous la domination des Mongols ?


Oui ! L'Empire mongol, qui a imposé sa tutelle à la région au milieu du XIIIe siècle, a placé la Rous' de Kiev puis la principauté de Moscou dans une situation paradoxale : jusqu'au règne d'Ivan le Terrible, au milieu du XVIe siècle, les souverains russes sont à la fois à la tête d'une principauté revendiquant la succession de Byzance (cf. p. 12) et sous la domination du khan mongol ! S'ils cherchent à accroître le nombre des peuples sous leur domination, ce n'est alors pas uniquement par volonté de s'étendre géographiquement mais également pour récolter suffisamment de ressources pour payer le iassak, le tribut qu'ils devaient verser au grand khan.


C'est une période décisive pour la formation de l'Empire russe : la domination mongole a apporté aux Russes une expérience pratique, administrative : celle de compter les tribus, de distribuer les biens et d'établir le souverain comme source des lois. L'Empire russe a aussi appris des Mongols l'attention portée aux élites des groupes dominés et l'idée que le souverain doit intégrer et protéger les différents peuples de l'empire tout en respectant leurs coutumes.


Jusqu'à Ivan le Terrible, les princes moscovites utilisent d'ailleurs le titre de « khan ». Au XVIe siècle le clergé s'efforce de transformer l'image de la Russie et son passé mongol ; c'est alors qu'Ivan le Terrible adopte, en 1547 le titre de « tsar », qui renvoie à la même étymologie que caesar ou Kaiser, ce qui permet de rattacher le souverain russe aux grands empereurs de l'Antiquité romaine.


Au XVIIIe siècle s'ouvre la querelle sur l'héritage des Mongols. Les historiens russes font tout pour le minimiser. C'est aussi à ce moment qu'on prend l'habitude de décrire la longue domination mongole comme un « joug ». On insiste au contraire sur l'identité slave des Russes, l'origine scandinave des princes de Kiev est également contestée, tandis que le passé mongol se charge négativement. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, où un courant intellectuel décide de promouvoir les origines orientales, eurasiennes de la Russie (cf. p. 64).


Cet héritage de trois empires (scandinave avec la Rous' de Kiev, byzantin et mongol), auquel il faut ajouter l'influence slave, a offert aux administrateurs de l'Empire russe un large choix d'outils institutionnels. Cela peut encore expliquer le mystère que représente la Russie aux yeux des Occidentaux : elle semble utiliser notre manière de gouverner, les mêmes mots... mais ils sont mêlés à d'autres coutumes. En réalité, la rencontre avec l'Europe intervient très tard dans l'histoire de la Russie. Ce n'est que la quatrième civilisation avec laquelle elle va être en contact !


Comment expliquer que l'Empire russe ait pu durer si longtemps et se maintenir sur un territoire si grand ?


Son atout principal résidait dans son système de gouvernance extrêmement flexible. Au moment de la conquête des khanats tatars de Kazan (1552) et d'Astrakhan (1556), par exemple, Ivan le Terrible n'a pas mis en place une politique de domination brutale ou de conversion forcée. Les chefs tatars musulmans ont pu appartenir à l'élite de l'empire tout en conservant leur religion. L'islam a été intégré à l'empire (cf. p. 22). De plus, de l'Asie centrale aux steppes de Sibérie, c'était pour ainsi dire la tradition d'être gouverné de loin par un prince d'une autre ethnie ; l'« État parapluie » ne posait pas de problème aux populations.


Il faut aussi rappeler que les régions gagnées par les princes moscovites sont des terres très peu contrôlées et pauvres en ressources, pas très difficiles à conquérir et qui n'intéressaient pas les grandes puissances. Cela a finalement été un avantage pour les Russes d'être dans une position géopolitiquement faible quand ils ont commencé à étendre leur territoire à l'est et au sud : pendant longtemps, ils n'ont pas attiré les ambitions des autres.


Une expansion comparable à celle des États-Unis ou des empires coloniaux européens ultramarins ?


La comparaison est délicate. Les Russes eux-mêmes (surtout au XIXe siècle) se comparaient aux États-Unis - et à leur expansion à travers un grand espace - et pensaient qu'ils pouvaient apprendre quelque chose d'eux. Mais la différence majeure à mes yeux réside dans le traitement réservé aux indigènes. Aux États-Unis, ils ont été considérés comme des étrangers à éliminer et ont subi massacres et assimilation forcée, tandis qu'en Russie les peuples indigènes étaient autorisés à conserver leur spécificité.


Pour ce qui est des empires coloniaux européens, ils étaient, au XIXe siècle, les grands rivaux de la Russie, mais des rivaux dont il fallait apprendre : pour les élites russes du XIXe siècle, être moderne et civilisé, c'était être à la tête d'un empire colonial. Les Russes ont donc tenté d'avoir de « vraies » colonies comme les Européens, par exemple à l'ouest de la Sibérie, vers la Chine, pour asseoir leur statut de grande puissance. Mais, même si la Russie pouvait se décrire comme coloniale et que les Russes pouvaient se penser comme « colons » dans les steppes, leur manière de gérer leur empire était très différente de celle des Européens. L'Empire russe est une construction à part, qui puise à différents modèles et les combine de façon originale.


Ce modèle d'empire « ultramarin » a cependant joué en Russie un rôle très important. En effet, l'empire russe n'est pas si continental, si « terrestre » que les Européens ont tendance à se le figurer. L'océan Pacifique a été exploité afin d'y trouver des animaux précieux depuis le milieu du XVIIIe siècle et il a même été traversé par des expéditions russes (cf. p. 46).


Les eaux intérieures (lacs, fleuves) tiennent une place majeure dans l'imaginaire impérial russe : c'est en remontant le cours des fleuves Ienisseï et Lena que s'est faite l'expansion russe en Sibérie à partir de la fin du XVIe siècle ; plus tard, au XIXe siècle, c'est le fleuve Amour qui a été porteur de la colonisation de la région frontalière avec la Chine (cf. p. 74).


Diriez-vous que l'Union soviétique fut un empire colonial ?


Dès les années 1960, des historiens en France et aux États-Unis ont commencé à décrire l'URSS comme un empire colonial. Cette tendance s'est accentuée après la chute de l'Union soviétique : les personnes vivant dans les États du Caucase ou de l'Asie centrale devenus indépendants, comme l'Ouzbékistan, ont construit une histoire très nationaliste, où les Russes étaient décrits comme des colons. Les Tatars, qui servaient d'intermédiaires au pouvoir soviétique dans ces pays, ont eux aussi été identifiés comme des colons de l'époque soviétique.


Aujourd'hui encore c'est une querelle qui oppose les historiens spécialistes de la Russie. Mais, à mon sens, ce n'est pas un débat très intéressant. Les Soviétiques ont pu utiliser diverses stratégies, relevant parfois d'un fonctionnement impérial (rôle des intermédiaires, prise en compte des multiples nationalités), mais l'essentiel n'est pas de savoir quel nom donner à ce système : c'est de faire l'effort de comprendre comment il fonctionnait - ou ne fonctionnait pas.


Rappelons qu'il existe entre la Russie tsariste et l'URSS une différence d'ambition : alors que la première se rêvait, au XIXe siècle, en empire colonial, la seconde se voulait anti-impérialiste et a ainsi gagné des peuples colonisés par les Européens à la cause du communisme. Au sein de l'URSS, chaque ethnie était reconnue par les Soviétiques comme une entité culturelle et les dirigeants avaient trouvé le moyen d'intégrer les élites locales au sein du pouvoir. La politique de russification si destructrice au début du XXe siècle a été ouvertement rejetée. L'URSS, au contraire, était multinationale, multiethnique : la représentation par nationalités était considérée comme un atout (cf. p. 80).


Autre différence importante : la place accordée à la religion. Les communistes l'ont attaquée alors que les tsars se sont appuyés dessus. Les bolcheviks ont beaucoup perdu à renoncer à l'exploiter ; dans les mosquées, au XVIIIe-XIXe siècle, les gens priaient pour le tsar chaque semaine ! Mais, après la Seconde Guerre mondiale, l'URSS a adopté une attitude plus flexible et a utilisé l'Église orthodoxe pour tenter d'obtenir l'adhésion de certaines populations, comme les Ukrainiens. Dans d'autres régions les dirigeants ont au contraire essayé de réduire l'influence de la religion et de contrôler totalement le clergé. Mais, il faut observer que discipliner le clergé est une tactique de longue durée. Les Romanov ont établi une institution pour former le clergé musulman au XVIIIe siècle.


La « Fédération de Russie » d'aujourd'hui est-elle encore un empire ?


Bien sûr ! Elle en possède toutes les caractéristiques : reconnaissance des nationalités (Daguestan, Tatarstan, République des Maris...) ; flexibilité et diversité des formes de représentation et des manières de diviser le territoire ; et enfin expansionnisme. La Russie a commencé à regagner des territoires de l'ancienne Union soviétique ou lorgne sur eux, comme la Crimée en Ukraine, la Transnistrie en Moldavie, l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie en Géorgie.


Fait notable aujourd'hui : la rupture avec l'Europe. Cette dernière est devenue un ennemi dont la Russie est présentée comme la victime, et Poutine a opéré un net tournant vers l'Asie. L'héritage mongol et eurasiatique est reconnu, et on met l'accent sur le caractère multinational du passé tandis que tous les maux sont attribués à l'Occident. On note aussi un retour de la religion, dont Poutine veut faire un soutien de l'État.


Son attitude envers le passé est complexe : il affiche la volonté de redonner à la Russie sa place de grande puissance mondiale, et la Russie tsariste impériale est reconnue comme un grand prédécesseur de la Russie actuelle. L'impérialisme et la gloire sont donc étroitement liés. Il reste impossible de construire une homogénéité nationale de la population : « Russe » ne sera jamais équivalent à « Slave », tant les peuples qui habitent la Russie sont variés.


(Propos recueillis par Coline Perron)


Encadré: 

L'AUTEURE

Professeure émérite d'histoire russe à l'université de New York, Jane Burbank a codirigé Russian Empire. Space, People, Power, 1700-1930 (avec Mark von Hagen, Anatolyi Remnev, Indiana University Press, 2007) et a publié, avec Frederick Cooper, Empires, de la Chine ancienne à nos jours (Payot, 2011).


DANS LE TEXTE

« C'était bien là la vieille Russie »


Après deux années d'errance, j'allais revoir ma première ville russe, même si ce n'était qu'un trou de province [Iakoutsk, en Sibérie]. Mais était-elle tout à fait russe malgré ses maisons si typiques ? [Les Iakoutes] ont les cheveux taillés comme nous, ne laissant derrière les oreilles que deux fines mèches de cheveux longs, sans doute un dernier vestige de leur appartenance à cette population unique d'Asie centrale qui s'est répandue jusqu'aux rives orientales du continent. [...] C'est rempli de joie que je pénétrai dans le dédale de ses rues bordées de maisons de bois sans étage, noircies par le temps. C'était bien là la vieille Russie, même si cette Rous' était sibérienne [...]. C'est tout cela qui fait son caractère, plutôt sévère, mais combien grand !"


I. Gontcharov, La Frégate Pallas, trad. S. Rey-Labat, Lausanne, L'Age d'homme, 1995, pp. 576-577.

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De la Rous' à la Fédération de Russie

mensuel 485

daté juillet-août 2021 (numéro double 485-486) - 596 mots Réservé aux abonnés du site

Châpeau: 

Contenu: 

VIIIe-IX siècle


Installation des Varègues venus de Scandinavie autour de Novgorod. Constitution progressive d'une première principauté, la Rous' de Kiev.


980-1015


Règne de Vladimir Ier, conversion des Kiéviens au christianisme byzantin.


1237-1241


Seconde vague de conquête mongole conduite par Ögödei, fils de Gengis Khan. La Rous' passe pour plus de deux siècles sous la domination de la Horde d'Or.


1380


Bataille de Koulikovo : première victoire des Russes sur les Tatars.


1453


Prise de Constantinople par les Turcs.


1462-1505


Règne d'Ivan III, qui jette les bases d'un État moderne, la Moscovie.


1547


Couronnement impérial d'Ivan IV le Terrible, premier tsar de Russie.


1552-1556


Conquête des khanats mongols de Kazan et d'Astrakhan. Fin du « joug tatar ».


1582-1584


Début de la conquête de la Sibérie avec l'expédition du cosaque Ermak.


1589


Création du patriarcat de Moscou.


1613


Élection de Michel, premier tsar Romanov.


1689


Début du règne personnel de Pierre Ier le Grand.


1703


Fondation de Saint-Pétersbourg.


1721


Pierre le Grand proclamé empereur de toutes les Russies.


1725


Pierre le Grand charge Vitus Béring de voir s'il est possible de gagner l'Amérique par le nord.


1762


Après l'assassinat de Pierre III, Catherine II devient impératrice.


1768-1774


Guerre russo-turque : les Russes obtiennent un débouché sur la mer Noire.


1783


Annexion de la Crimée, fondation de Sébastopol.


1772, 1793, 1795


Partage de la Pologne entre la Prusse, l'Autriche et la Russie, qui annexe aussi la Biélorussie et l'ouest de l'Ukraine.


1812


Victoire des Russes face à Napoléon. Alexandre Ier entre en 1814 dans Paris à la tête des armées coalisées. Il sera l'homme fort du congrès de Vienne en 1815.


1853-1856


Guerre de Crimée. Le traité de Paris de 1856 qui la clôt est humiliant.


1859


Reddition de l'imam Chamil. Fin de la conquête du Caucase.


1860


Fondation de Vladivostok.


1861


Abolition du servage.


1865


Prise de Tachkent : début de la colonisation de l'Asie centrale.


1904-1905


Guerre russo-japonaise qui se termine sur une défaite russe.


1905, janvier


« Dimanche rouge », manifestation violemment réprimée à Saint-Pétersbourg. Première crise révolutionnaire. Nicolas II signe le manifeste d'Octobre, qui accorde des droits nouveaux.


1914, 1er août


Entrée en guerre contre l'Allemagne.


1917


Révolution à Petrograd dès février. Nicolas II abdique en mars, c'est la fin de l'empire tsariste. En octobre, insurrection bolchevique. En juillet 1918, Nicolas II - le dernier tsar - et sa famille sont exécutés.


1922


L'Empire russe devient l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).


1929, 7 novembre


Staline proclame le Grand Tournant (collectivisation des campagnes, Grande Terreur en 1937-1938).


1944, 18-20 mai


Déportations de Tatars vers l'Asie centrale. Leur république est rayée de la carte.


1945, 9 mai


Capitulation de l'armée allemande : la victoire sur le nazisme est une source de fierté pour les Russes.


1945-1948


Nouvelles frontières de l'URSS, qui gagne des territoires à l'ouest. Soviétisation progressive des démocraties populaires.


1947, octobre


Début de la guerre froide.


1979, 27 décembre


Intervention de l'Armée rouge en Afghanistan. Elle se retire en 1989.


1985, 18 mars


Mikhaïl Gorbatchev devient secrétaire général du PCUS. Il lance la perestroïka (reconstruction) et la glasnost (transparence).


1989, 9 novembre


Chute du mur de Berlin.


1990


La Lituanie proclame son indépendance. Début de l'implosion de l'URSS.


1991, mars


Par référendum, 3 soviétiques sur 4 se prononcent pour la maintien de l'URSS.


1991, 12 juin


Boris Eltsine élu au suffrage universel président de la Fédération de Russie.


8 décembre Les présidents russe, ukrainien et biélorusse annoncent la fin de l'URSS et lancent la CEI, créée le 21 décembre.


25 décembre Démission de Gorbatchev.


1994-1996


Première guerre de Tchétchénie. La seconde dure de 1999 à 2006.


1997


La Russie entre au G7, qui devient le G8.


1999


Vladimir Poutine président.


2014, 18-23 février


Révolution de Maïdan en Ukraine. Annexion de la Crimée et guerre du Donbass, où la Russie soutient les séparatistes prorusses contre l'État ukrainien. La Russie est exclue du G8.


2015, 30 septembre


Déploiement de forces de l'armée russe en Syrie, en soutien à Bachar el-Assad.


2020


Les Russes valident à 77,9 % une révision constitutionnelle qui permet à Vladimir Pou tine de se maintenir au Kremlin jusqu'en 2036.


Note: 

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La fabrique des tsars

Pierre Gonneau dans mensuel 485

daté juillet-août 2021 (numéro double 485-486) - 2629 mots Réservé aux abonnés du site

Châpeau: 

Après la chute de Constantinople en 1453, Moscou, au coeur des territoires russes rassemblés, devient la troisième Rome. Successeur de l'empereur, le monarque prend le nom de tsar (césar) et se couvre d'atours impériaux.


Contenu: 

C'est Pierre le Grand qui proclame formellement l'Empire russe en 1721 (cf. p. 32). Pourtant, la prétention de la dynastie régnante à la monarchie universelle est bien plus ancienne. Elle s'est affirmée en plusieurs étapes, de la chute de l'Empire byzantin à la guerre russo-polonaise de 1654-1667.


Le rassemblement des terres russes


Quand tombe Constantinople (que les Slaves appellent « Tsargrad »), prise « par les Turcs sans-Dieu » le 29 mai 1453, la Russie sort d'une longue guerre dynastique, remportée par Vassili II (parfois appelé Basile II), le grand-prince de Moscou. Cette victoire lui permet de modifier les règles de succession : il met fin au principe de la succession latérale, c'est-à-dire au sein de la même génération, qui impliquait des partages territoriaux, et qui avait fait de la Rous' une véritable mosaïque de principautés. A la place est établie une succession verticale, de père en fils, qui donne plus de force au pouvoir central sans supprimer tout à fait les partages.


En parallèle, les clercs décernent de plus en plus souvent à Vassili II les épithètes d'« autocrate » (samoderjets) et de « souverain » (gossoudar). Le territoire qu'il contrôle n'en reste pas moins limité, entre Volga et Oka, flanqué de nombreuses autres principautés sur lesquelles règnent des dynasties cousines, toutes issues du prince Vladimir de Kiev (cf. p. 14). En outre, les cités de Novgorod et de Pskov sont gouvernées par des magistrats élus, qui jouissent toujours d'une assez large autonomie.


Vassili II ne porte pas le titre de « tsar ». A l'époque, ce terme désigne, dans les sources russes, soit les rois bibliques David ou Salomon, soit le basileus (empereur) byzantin, soit l'un des khans héritiers de l'Empire mongol. Il peut être appliqué à un prince russe, mais comme épithète laudative et en général posthume.


L'action de Vassili II se place aussi sur le terrain ecclésiastique. En 1448 il organise le détachement de l'Église russe du patriarcat de Constantinople, la rendant donc autocéphale de fait. Cette rupture lui a néanmoins valu la perte d'environ la moitié de ses diocèses, ceux qui sont sous la tutelle temporelle du roi de Pologne et grand-duc de Lituanie.


C'est à Ivan III (1462-1505) et Vassili III (1505-1533) qu'il convient d'attribuer ce qu'on peut appeler le rassemblement des terres russes. Les annexions s'enchaînent : Novgorod en 1478, Tver en 1485, Pskov en 1510, Smolensk en 1514, Riazan en 1521. Dès lors, les frontières politiques et religieuses de la Moscovie coïncident au point qu'on peut parler d'une Église pour un État. De plus, en 1485, Ivan III franchit un pas supplémentaire et s'octroie le titre de « souverain de toute la Rous' » (gossoudar vseia Roussi), clamant ses droits sur les territoires jadis tenus par son ancêtre Vladimir de Kiev, soit les provinces biélorusse et ukrainienne du grand-duché de Lituanie, peuplées de sujets orthodoxes.


On a pu attribuer à Ivan III un dessein impérial et la revendication de se placer dans la filiation byzantine, notamment à cause de son mariage avec Zoé Paléologue, nièce du dernier empereur byzantin (1472), et de l'emploi ponctuel sur les sceaux moscovites (1497) de l'aigle bicéphale, emblème des Paléologues. Mais le sens de ces initiatives est différent. Zoé a été envoyée par la papauté, qui espère encore faire appliquer en Russie l'union de Florence, le rapprochement des Églises catholique et orthodoxe qui avait été accepté en 1439 par les Byzantins pour faire face à la menace turque. Mais l'Église russe refuse tout compromis et Zoé est rebaptisée Sophie pour s'assurer de son orthodoxie. L'aigle bicéphale, certes dotée d'une dimension impériale, semble d'ailleurs être un emprunt aux Habsbourg plutôt qu'aux Paléologues, et c'est lors de négociations avec l'empereur romain germanique, en 1489, que la chancellerie d'Ivan III tente pour la première fois de le faire reconnaître comme « tsar ».


C'est bien dans cette première moitié du XVIe siècle, cependant, que sont élaborés des textes qui tendent à justifier la translation de l'empire, ou de la vraie foi, de Rome et Byzance à Moscou. On attribue au moine Spiridon-Savva le Dit des princes de Vladimir, rédigé vers 1510, mais dont une première ébauche existait peut-être dès 1480-1500. Il affirme que Riourik, connu par toutes les chroniques russes comme le fondateur de la dynastie régnant sur la Rous', avait pour ancêtre Prous, un parent de l'empereur romain Auguste qui serait allé s'installer en Prusse. Ainsi, la dynastie moscovite s'attribue une ascendance romaine, tout comme les monarques francs ont revendiqué de lointaines origines troyennes, par Francion, descendant d'Énée.


« Autocrate du pays russe »


Toujours selon le Dit des princes de Vladimir, Vladimir II Monomaque, grand-prince de Kiev de 1113 à 1125, aurait reçu de l'empereur byzantin Constantin IX (1042-1055) une couronne impériale qu'il aurait ceinte, devenant ainsi « autocrate du pays russe ». Il est vrai que Vladimir Monomaque était, par sa mère, apparenté à la famille impériale byzantine, mais le décalage chronologique entre son règne et celui de Constantin IX rend impossible un envoi de la couronne, que par ailleurs aucun texte n'atteste. Malgré ces imperfections, le Dit des princes de Vladimir et ses thèses font partie de l'arsenal idéologique de la Moscovie du début du XVIe siècle et connaissent une importante diffusion parce qu'ils correspondent aux ambitions du moment. La fiction offre l'avantage de montrer une parfaite continuité entre l'âge d'or kiévien et la Moscovie en formation, tout en préparant les esprits à un éventuel couronnement impérial à Moscou. Grâce au « précédent » de Vladimir Monomaque, il ne s'agirait pas d'une usurpation, ni même d'une innovation, mais bien d'une restauration.


Moins répandues à l'époque, mais appelées à une longue postérité, sont les idées du moine Philothée de Pskov, auteur de plusieurs épîtres adressées à Vassili III, puis au jeune Ivan le Terrible, entre 1510 et 1550. Ces textes, qui sont avant tout un appel à la responsabilité du souverain, garant suprême de la parfaite orthodoxie de son royaume, établissent une corrélation étroite entre la chute de Constantinople et l'acceptation, par les Grecs, de l'union avec Rome. A contrario, l'ascension de Moscou s'explique par le refus de compromettre la foi droite. C'est ainsi que « deux Rome sont tombées [Rome et Constantinople], Moscou est la troisième Rome, et il n'y en aura pas de quatrième ». Plus couramment, la Russie est présentée comme le Nouvel Israël, Moscou comme « la Ville Reine » (épithète empruntée à Constantinople), ou « la Cité que Dieu sauve ».


Le 16 janvier 1547, pour marquer l'accession à sa majorité du grand-prince Ivan IV, fils de Vassili III, Macaire, métropolite de Moscou, organise le couronnement impérial du jeune homme selon le rite byzantin. L'ordo de la cérémonie intègre un rappel de la légende du couronnement de Vladimir Monomaque à Kiev (cf. p. 16). Pour la première fois, un tsar est établi sur le trône de Russie. Et Moscou obtient la reconnaissance de ce nouveau titre par le patriarche de Constantinople en 1561.


Selon Jacques Margeret, mousquetaire français passé au service de Boris Godounov, les Russes « pensent qu'il n'y a nul plus grand [titre] que celui qu'ils ont, se faisant appeler zar ». Bien au fait des exigences russes et des réticences des puissances étrangères à les accepter, il ajoute que, « pour conclure la paix entre la Russie et la Suède, ils débattirent plus de deux jours sur le titre d'empereur que Fédor [Ivanovitch, fils d'Ivan le Terrible] prétendait avoir, les Suédois ne voulant pas le reconnaître pour tel. Les Russes disaient que le mot tsar est encore plus grand qu'empereur et ainsi on s'accorda de le nommer tsar et grand-duc de Moscovie, chacune des parties pensant avoir trompé l'autre ». Il faut dire qu'entre-temps Ivan IV le Terrible avait fait en sorte de se prévaloir d'une autre succession impériale : celle des Mongols.


L'héritage de Gengis Khan


Entre 1552 et 1556 les troupes d'Ivan le Terrible conquièrent les khanats tatars de Kazan et d'Astrakhan, s'étendant sur la moyenne et la basse Volga. Leur acquisition amène les Russes au pied de la chaîne du Caucase et sur les rives de la Caspienne ; elle leur ouvre la porte de l'Asie septentrionale. Désormais, le monarque russe est non seulement l'empereur chrétien universel, mais aussi le successeur de Gengis Khan, fondé à réclamer le reste de son héritage. Il ne règne plus seulement sur des sujets orthodoxes, mais aussi sur des musulmans et des animistes. Kazan et Astrakhan sont transformés en cités chrétiennes, des monastères voient le jour sur ces nouveaux territoires et les agents du pouvoir russe emmènent avec eux leur religion.


Toutefois, les conversions forcées des Tatars et « païens » autochtones de la Volga et de l'Oural sont vite interrompues. L'Empire russe naissant adopte plutôt la politique de tolérance qui avait si bien réussi aux Mongols : pourvu que les sujets du tsar lui restent soumis, ils peuvent conserver leurs croyances, si bien que, dans les anciens khanats, une large frange de la population reste musulmane. L'Église orthodoxe russe pourvoit aux besoins spirituels des Russes et reçoit en son sein les membres de l'élite tatare qui adoptent le christianisme pour mieux s'intégrer à la noblesse russe, à l'image des Youssoupov, descendants du dignitaire tatar Yousouf. Au milieu du XVIe siècle l'empire d'Ivan le Terrible prend la forme d'une monarchie multiethnique et plurireligieuse.


La construction amorcée par le couronnement impérial de 1547 est parachevée en 1589 avec l'érection d'un patriarcat russe, à nouveau avec l'aval du patriarche de Constantinople, Jérémie II. L'autocéphalie de l'Église de Russie est officiellement reconnue et son chef est l'égal en dignité des patriarches de Constantinople, Antioche, Jérusalem et Alexandrie. L'ancienne pentarchie (gouvernement des cinq) de l'Église chrétienne est ainsi rétablie et, surtout, à Moscou se trouve restauré l'idéal byzantin de la « symphonie » (accord parfait) entre le tsar et le patriarche qui, l'un dans la sphère temporelle, l'autre dans la sphère spirituelle, président au bon gouvernement de toute la Chrétienté.


Cette construction est rapidement mise à l'épreuve par la crise du Temps des troubles, dont la première cause est l'extinction de la dynastie moscovite à la mort de Fédor Ivanovitch en 1598. Pendant quinze ans, le pays se déchire entre partis rivaux et voit pulluler les faux tsarévitchs, tout en subissant l'intervention d'armées polonaise et suédoise. En 1610 le prince Ladislas, fils du roi de Pologne Sigismond III, est accepté comme tsar par les élites moscovites, mais ne parvient pas à s'imposer. Enfin, après trois ans d'interrègne et l'occupation de Moscou par les Polonais, Michel Romanov est élu tsar le 7 février 1613, par une assemblée du pays (comparable aux états généraux en France) et se fait couronner le 11 juillet.


Ce qui fait un tsar


La crise a révélé des failles sociales profondes, notamment entre la haute noblesse et les petits gentilshommes, qui luttent pour s'assurer le contrôle des paysans, en voie d'asservissement. La Russie, en tant que territoire et puissance politique, n'en survit pas moins aux troubles et se recompose rapidement après l'élection de Michel Romanov. Certes, elle doit céder provisoirement des régions périphériques aux Suédois et aux Polonais, mais elle demeure un puissant État centralisé. D'un point de vue politique, les choix successifs qui se sont opérés pendant ce Temps des troubles font ressortir, par élimination, ce qui fait un tsar au tournant du XVIe et du XVIIe siècle.


Le premier critère est la légitimité dynastique : il n'y a pas d'homme nouveau en Russie. Toute l'aventure du faux Dimitri, prétendu fils d'Ivan le Terrible qui accède au trône en 1605-1606, et de ses imitateurs moins chanceux, repose sur sa prétention à être le dernier fils d'Ivan le Terrible, né en 1582, dont le décès avait été constaté en 1591, mais qui serait miraculeusement rescapé. Il est le meilleur exemple de ce « roi caché » (comme l'a brillamment défini Yves-Marie Bercé1) qui effectue un retour providentiel au moment où le pays est en désarroi. Sa venue répond à une attente, non seulement dans les couches populaires, mais aussi au sein de l'élite. Boris Godounov, au pouvoir entre 1598 et 1605, pouvait, quant à lui, se prévaloir du fait que sa soeur Irina était la veuve du tsar Fédor Ier, fils d'Ivan le Terrible. Tous ceux qui exercèrent le pouvoir ont trouvé un lien dynastique, jusqu'à Michel Romanov, parent d'Anastasia, première épouse d'Ivan le Terrible.


Le deuxième critère est la religion orthodoxe. C'est là que trébuche le faux Dimitri, dont le comportement suscite rapidement des doutes. Son mariage à Moscou avec une Polonaise catholique, Marina Mniszek, met le comble au scandale (8 mai 1606). Il est suivi, quelques jours plus tard, d'une émeute, au cours de laquelle Dimitri est tué (17 mai). De même, Ladislas, prince catholique, n'est élu qu'à condition de se convertir à l'orthodoxie, geste qu'il n'accomplit pas. Au contraire, Boris Godounov, Vassili Chouïski et Michel Romanov sont incontestablement orthodoxes. L'orthodoxie est reconnue en quelque sorte spontanément par l'entourage et le peuple, mais la caution du patriarche et des dignitaires de l'Église la confirme : le patriarche Hermogène galvanise ainsi la résistance de ses fidèles en diffusant des épîtres exhortant à rejeter un tsar polonais en 1610-1611. Il est remarquable que même les sujets tatars musulmans sont inclus dans ses appels à « s'unir comme un seul homme pour défendre la foi orthodoxe chrétienne [...] et purifier le royaume moscovite de la gent polonaise et lituanienne ».


Le troisième critère est le couronnement impérial en la cathédrale de la Dormition de Moscou, tout comme le sacre (de préférence à Reims) pour les rois de France. Ladislas ne vient pas à Moscou et ne peut donc s'en prévaloir.


Enfin, le ralliement du pays et le rétablissement de la paix sont les derniers signes de la légitimité. Réunir une assemblée du pays, où sont représentés la noblesse, le clergé, des marchands et notables de Moscou et des provinces, est un mode de consultation des élites relativement récent (le premier exemple date de 1566) et qui sert d'abord à approuver la levée d'impôts nouveaux ou la conduite de la guerre. En 1598 et 1613 l'assemblée acquiert un rôle inédit : l'élection du tsar, ou plus exactement d'une nouvelle dynastie. Encore faut-il que les événements prouvent que l'assemblée a fait le bon choix : défaites, révoltes non matées, mauvaises récoltes et autres manifestations funestes sapent la légitimité incertaine. C'est ainsi que Boris Godounov meurt sur le trône, mais considérablement affaibli par les premiers succès du faux Dimitri.


Le tsar, en tant que monarque idéal, doit incarner « les deux rôles charismatiques du souverain, celui du héros providentiel de l'instant, victorieux et glorieux, et celui du roi de toujours, restaurateur et fondateur » (Y.-M. Bercé). Le faux Dimitri, chef de guerre intrépide et chanceux, incarne parfaitement le héros providentiel, mais multiplie ensuite les atteintes aux moeurs traditionnelles et aux scrupules religieux des Russes, prouvant ainsi qu'il ne saurait être le roi de toujours. Vassili Chouïski, au pouvoir entre 1606 et 1610, prend des initiatives montrant son aptitude à incarner le roi de toujours, restaurateur et fondateur : il fait transférer à Moscou le corps du vrai tsarévitch Dimitri, jetant les bases de sa vénération comme saint martyr, et organise une grande cérémonie de pardon collectif avec l'ancien patriarche que le faux Dimitri avait déposé. Mais il ne parvient pas à incarner le héros victorieux et glorieux, ses troupes étant sans cesse tenues en échec.


Michel Romanov, âgé de 16 ans lors de son élection, représente le moins mauvais compromis possible entre les deux vocations, mais il ne trouve véritablement son assise qu'en 1619, lorsque son père, Philarète, revient de captivité en Pologne et assume à ses côtés la fonction de patriarche de l'Église russe. Jadis chef du clan Romanov, Philarète avait été contraint de se faire moine par Boris Godounov en 1600 - c'est cette entrée dans les ordres qui lui valut d'abandonner le nom de Fédor Nikititch pour le nom ecclésiastique de Philarète. Jusqu'à la mort de ce dernier, en 1633, c'est sous ce régime de dyarchie père-fils que débute pour de bon la dynastie des Romanov.


Note: 

Note


1. Y.-M. Bercé, Le Roi caché. Sauveurs et imposteurs. Mythes politiques populaires dans l'Europe moderne, Fayard, 1990.


Encadré: 

L'AUTEUR

Professeur d'histoire et de civilisation russes à Sorbonne Université et directeur d'études à l'EPHE, Pierre Gonneau est notamment l'auteur d'Ivan le Terrible ou Le Métier de tyran (Tallandier, 2014).


DANS LE TEXTE

« Deux Rome sont tombées »


Disons quelques mots sur le royaume orthodoxe actuel de notre sire resplendissant [Vassili III], monté sur le trône suprême, lui qui est le seul roi des chrétiens dans tout l'univers, et le protecteur zélé [...] de l'Église catholique et apostolique, qui a remplacé celle de Rome et de Constantinople, qui se trouve dans la ville sauvée par Dieu de Moscou, l'église de la sainte et fameuse Dormition, qui seule dans l'univers resplendit davantage que le soleil. Sache donc, toi qui aimes le Christ et Dieu, que tous les royaumes chrétiens sont arrivés à leur terme et se sont rassemblés en un royaume unique, celui de notre sire [...]. Car deux Rome sont tombées, la troisième se tient debout et il n'y en aura pas de quatrième."


Épître de Philothée de Pskov, v. 1523-1524, dans V. Malinin, Starets Eleazarova monastyria Filofei i ego poslaniia, Farnborough Gregg, 1971.


MOTS CLÉS

Khanat


Territoire soumis à un khan, titre accordé au souverain dans les empires des steppes. Le titre de « grand khan » est réservé à l'empereur mongol.


Rous'


Nom de l'ethnie scandinave qui étend sa souveraineté sur l'Ukraine et la Biélorussie actuelles et une partie de la Russie à partir du Xe siècle. On appelle Rous' de Kiev le territoire sur lequel elle exerce son pouvoir ; au XIe-XIVe siècle, celui-ci se divise en plusieurs principautés, dont la Moscovie ou Russie de Moscou, qui à la faveur de la domination mongole installe progressivement sa domination sur les autres.


Tatars


A l'origine, nom d'un peuple turc nomade d'Asie centrale. Le terme est utilisé dans les sources russes pour désigner les Mongols. Le « joug tatar » (1240-1480) a profondément marqué la mémoire et l'identité russes.


Patriarche


A l'origine, titre porté par un évêque doté d'une autorité supérieure (les cinq patriarcats de l'Antiquité qui forment la pentarchie sont Rome, Antioche, Alexandrie, Jérusalem et Constantinople). Le terme désigne ensuite le chef suprême d'une Église autonome, comme le patriarche de Moscou et de toute la Russie proclamé indépendant du patriarcat orthodoxe de Constantinople en 1589.


DANS LE TEXTE

Descendants d'Auguste


L'an 5457 [51 av. J.-C.], Auguste, césar romain [...], établit Prous, son parent, sur les rives de la Vistule [...]. Prous vécut de longues années et c'est depuis ce temps que le pays s'appelle pays prussien. En ce temps-là, un voïvode [chef militaire] de Novgorod du nom de Gostomysl, arrivant au terme de sa vie, convoqua tous les dirigeants de Novgorod et leur dit : "[...] Envoyez au pays prussien des hommes sages et faites venir des lignées qui vivent là-bas quelqu'un qui vous gouverne". Ils trouvèrent là-bas un prince du nom de Riourik, qui était de la lignée d'Auguste, tsar de Rome, [et le] prièrent de venir régner sur eux."


Spiridon-Savva, Dit des princes de Vladimir, dans R. P. Dmitrieva, Skazanie o kniaziakh vladimirskikh, Moscou, Izd-vo Akademii nauk SSSR, 1955.


À SAVOIR

La Rous' de Kiev


Entre 730 et 820 les Rous', guerriers-marchands venus de Scandinavie, installent des comptoirs dans la région de Ladoga, de Rostov-le-Grand et de la future ville de Novgorod. Vers 900, ils ont atteint Kiev et, très vite, nouent des relations avec Constantinople. Dès cette époque, Kiev apparaît au centre d'un réseau de domination des Rous' sur les tribus slaves avoisinantes, le prince local étant Igor (Ingvar), marié à Olga (Helga). Leur petit-fils Vladimir (Valdemar), qui règne sur Kiev de 980 à 1015, est le fondateur du système politique dit « de la Rous' de Kiev ». Il règne sur un vaste territoire, qui va des rivages de la Baltique au sud de Kiev et des confins de la Galicie-Volhynie à l'Oka. Seuls ses descendants pourront exercer le pouvoir princier sur ces régions, jusqu'à l'invasion mongole de 1237-1240. Vladimir est l'auteur du choix fondamental de la religion chrétienne byzantine (orthodoxe) pour ses états. Il se fait baptiser en 988 et peu après est fondée l'Église orthodoxe russe, en tant que métropole du patriarcat de Constantinople.


1547 : LA RUSSIE D'IVAN LE TERRIBLE

Après sa victoire contre les Tatars, Moscou prend progressivement la tête des peuples russes, puis se pose en phare du monde orthodoxe. Le règne d'Ivan IV est marqué par la conquête des khanats de Kazan et d'Astrakhan et ouvre la route de l'Est et de la Sibérie. Peu après, le métropolite de Moscou s'affirme comme nouveau patriarche orthodoxe.


LA CHAPKA D'IVAN IV

Le couronnement d'Ivan IV en 1547 est représenté sur ce panneau de bois, un de ceux qui ornent le trône de la cathédrale de la Dormition, au Kremlin. Inspiré des cérémonies byzantines, ce sacre fait de lui le « tsar de toute la Rous' ». Il est alors coiffé de la « chapka de Monomaque », qui est toujours conservée aux musées du Kremlin. Contrairement à l'origine légendaire qui lui est attribuée (le couronnement de Vladimir Monomaque), elle ne date pas du XIe ou du XIIe siècle, mais probablement du XIVe ou du XVe siècle. Elle se compose d'un bonnet de fourrure sur lequel est monté un travail d'orfèvrerie de facture mongole, couronné d'une croix chrétienne.


NAISSANCE DE LA « SAINTE RUSSIE »

Par un heureux hasard, Richard James, un bachelier d'Oxford séjournant en Moscovie, a fait noter les paroles d'un texte oral datant précisément de 1619, la Chanson sur le retour à Moscou du patriarche Philarète Nikititch, libéré de la captivité polonaise. Les deux premiers vers peignent « le saint pays russe » qui se réjouit du retour du patriarche et des boyards (aristocrates) captifs. Le dernier quatrain formule des voeux pour la santé du jeune tsar Michel et pour son règne sur « le royaume moscovite et tout le saint pays russe ». Cet emploi dans un contexte de réjouissance est une exception à l'époque. L'expression « Sainte Russie » (sous la forme Sviataïa Rous) est appelée à une grande fortune au XIXe siècle, où elle prendra un sens triomphal, voire impérialiste, dans les proclamations officielles. Tel n'est pas le cas aux XVIe et XVIIe siècles. Le prince Andreï Kourbski, ancien membre de la cour d'Ivan le Terrible qui passe au service du roi de Pologne en 1564, l'utilise dans ses écrits où il dénonce la tyrannie du tsar russe. Sous sa plume, le « saint empire » ou « saint royaume russe » ou encore la « sainte terre russe » désigne un groupe d'hommes plutôt qu'un territoire : ce sont les vertueuses victimes d'un tsar qui n'a plus de chrétien que le nom.


La Sainte Russie peut également être associée à l'idée de désastre, ou de ruine, imminente ou accomplie. Cette orientation persiste dans deux récits de siège, ceux de Pskov et d'Azov, qui ont été largement diffusés dans la tradition russe du XVIIe siècle. Dans les deux cas, les Russes font face à une situation désespérée et à des ennemis de la foi orthodoxe. Le récit sur le siège de Pskov par le roi de Pologne Étienne Báthory (1581-1582) évoque l'appel à la rescousse de « tout le saint pays russe, la chrétienté orthodoxe ». L'histoire du siège d'Azov, soutenu par les cosaques du Don contre les Ottomans (1637-1641), se conclut par un adieu des vaillants défenseurs à tout ce qui leur est cher : « Nous ne reverrons plus la Sainte Russie. »


C'est au milieu du XVIIe siècle que Rossia remplace de plus en plus souvent Rous' dans les actes officiels russes. Le terme Rous' renvoyait à la tradition kiévienne et ne sera donc jamais totalement abandonné, mais il devient un peu désuet. Sous la plume des écrivains de l'époque de Catherine II, il a déjà la connotation de « vieille Russie ancestrale ». P. G.


ALEXIS, TSAR DE TOUTES LES RUSSIES

Ce portrait équestre représente Alexis Romanov, qui succède à son père Michel en 1645. La nouvelle titulature qu'il adopte en 1667 cumule la dignité impériale (tsar) et celle de grand-prince (veliki kniaz), issue de la tradition kiévienne et moscovite. Extrêmement longue, elle fait apparaître aussi, pour la première fois, non pas une seule Rous', mais trois Rossia, « la Grande, la Petite et la Blanche Russie ». Suit l'énumération détaillée de toutes les terres ayant fait partie de la Rous', des royaumes tatars conquis et des terres de la Volga et de l'Oural. S'y ajoutent également les royaumes chrétiens caucasiens : hors de la sphère de la Rous', ces derniers sont de nouveaux terrains d'expansion, où la Russie néanmoins ne consolidera sa position que progressivement.

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1550-1800 : une construction eurasiatique

mensuel 485

daté juillet-août 2021 (numéro double 485-486) - 66 mots Gratuit

Après la prise de Kazan par Ivan le Terrible (1552), les nouveaux tsars de Russie construisent en trois cents ans le plus grand empire multiethnique du monde moderne. Tout commence par la conquête de l'Est. Après sa victoire dans la guerre du Nord, Pierre le Grand, lui, se tourne vers l'Europe et devient « empereur » avant que Catherine II accomplisse en Crimée son rêve grec.


SUR LA NEVA

Pierre le Grand fonde Saint-Pétersbourg en 1703 et en fait sa nouvelle capitale, résolument européenne. La Cour devient l'une des plus flamboyantes du Continent (Saint-Pétersbourg, le palais de Tauride et la Neva par Benjamin Paterssen, avant 1797).

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Une immense mosaïque eurasiatique

Marie-Karine Schaub dans mensuel 485

daté juillet-août 2021 (numéro double 485-486) - 2618 mots Réservé aux abonnés du site

Châpeau: 

D'Ivan le terrible à Catherine II, les Russes étendent, organisent et modernisent un empire multiethnique. Tout en maintenant des modes différenciés de gouvernement.


Contenu: 

Entre 1650 et 1800 la Russie devient le plus grand empire continental à l'échelle de la planète, s'étendant de la Pologne au Pacifique, de l'Arctique à la mer Caspienne et à la mer Noire, tout en intégrant une multiplicité de langues, de cultures ou de religions différentes. Peuplée de 20 millions d'habitants en 1725, elle en compte 37 millions en 1800, divisés en 25 groupes ethniques. Cette mosaïque se complique d'une subordination plus ou moins directe, forte ou durable au gouvernement de Moscou puis de Saint-Pétersbourg à partir du moment où la ville devient capitale en 1712. L'empire est pensé comme une collection de peuples unis par leur soumission au souverain et l'usage de la langue russe, en particulier dans l'administration. Il relève d'un processus constant de colonisation de nouvelles terres, source d'enrichissement pour la famille souveraine et les serviteurs de l'État central. Il représente un cadre souple dont l'un des principes de fonctionnement est un mode de gouvernement dans la différenciation.


La construction territoriale après 1650 confirme des directions déjà entamées dans la période précédente. La conquête se poursuit vers l'est jusqu'au Pacifique, atteint en 1639, vers l'ouest, dans les régions baltiques à la suite de guerres contre la Suède, ainsi qu'en Pologne, vers le sud enfin en Ukraine et en Crimée (cf. p. 10). A la fin du XVIIIe siècle, le long processus de rassemblement des terres des Slaves orientaux entamé à la fin du XVe siècle est achevé.


Chronologiquement donc, l'Empire russe s'est d'abord constitué dans l'espace asiatique avant d'atteindre de nouvelles frontières occidentales et méridionales à la fin du XVIIIe siècle, les Russes rejoignant les rivages du Pacifique avant ceux de la Baltique et de la mer Noire. Il doit donc être envisagé dans une perspective eurasienne, celle de l'histoire des connexions avec l'Asie aussi bien qu'avec l'Europe.


Par ailleurs, cet extraordinaire accroissement territorial confronte la Russie à d'autres puissances à vocation hégémonique, la Suède, la Pologne-Lituanie dans l'espace de la Baltique, l'Empire ottoman sur les rives de la mer Noire, l'Empire chinois dans le bassin du fleuve Amour et les tribus mongoles ou d'autres confédérations de tribus dans les steppes.


Le kaléidoscope façonné par cette construction impériale est le produit complexe de multiples influences polono-lituaniennes ou tatares, de confrontations à ses frontières et d'un vaste éventail de « répertoires impériaux », pour reprendre une expression de Jane Burbank et Frederick Cooper. Dans le modèle d'un « système impérial des droits », le pouvoir russe est d'autant plus stable qu'il se fonde sur une synergie entre un centre fort et des pouvoirs locaux irrigués par une diversité religieuse, culturelle, ethnique.


Le pouvoir du tsar


Le centre symbolique de cet ensemble est situé, jusqu'au début du XVIIIe siècle, au Kremlin de Moscou, véritable coeur du système. En son sein se trouve un souverain dépositaire de la légitimité politique dans une tradition à la fois tatare, byzantine et de plus en plus imprégnée d'influences occidentales - ce que traduit aussi l'iconographie, en particulier au fil des programmes de fresques représentant l'histoire de la Russie dans les églises ou les palais du Kremlin. Le pouvoir du souverain, illimité dans le principe, reste modéré dans ses usages. Il repose sur une idéologie flexible, outil efficace pour gouverner et imposer l'ordre ou la justice.


Le règne de Pierre le Grand (1682-1725) montre un souci de s'aligner sur les autres États européens et d'acquérir les ressources militaires et culturelles des populations conquises et colonisées, au service de ses intérêts géopolitiques. Cette politique conduit à la réforme de l'armée ou à la création d'institutions sociales et culturelles comme la création d'un cabinet de curiosités pour rassembler des objets collectés dans l'empire. Adossée à une idéologie impériale et à une vision nouvelle du souverain, de l'État et de l'empire, elle est en rupture par rapport à l'époque moscovite. Elle constitue un mélange complexe de prétentions séculières et théocratiques, dans lequel l'empereur, au statut toujours plus sacralisé, définit la loi et dirige l'Église orthodoxe. Les élites sont forcées de se frotter à la culture occidentale, les différentes populations de l'empire, vues comme de nouvelles pièces de ce pouvoir illimité, peuvent vivre dans leur diversité.


Une noblesse dépendante


La propagande iconographique véhicule cet imaginaire impérial et rend compte des victoires militaires. Ce que reprend Catherine II quand elle cultive son image en tant que guerrière et conquérante, se faisant représenter en uniforme ou commandant des peintures qui relient ses victoires contre les Turcs à celles de Pierre le Grand.


Les monarques russes, à la recherche de ressources agricoles ou minières et de main-d'oeuvre pour les exploiter, développent une politique de récompense des élites dans les régions incorporées. Le don de terres étant le garant de l'attachement des serviteurs à la Couronne, l'expansion est indispensable. Telle est la base du pouvoir du tsar, de sa famille, de ses familiers ou du clergé et le coeur du système autocratique qui favorise une noblesse dépendante, liée au souverain par le clan et des mariages dynastiques, le système de rémunération et la faveur de l'empereur. L'entrée dans la noblesse n'est pas déterminée par l'appartenance ethnique ; des Tatars y accèdent, comme les Godounov dans la deuxième moitié du XVIe siècle ou des Polonais et des Allemands au XVIIIe.


Le système de gouvernement est pragmatique, notamment à l'égard des différentes pratiques religieuses et dans l'organisation des droits et des devoirs des nouveaux sujets impériaux, pensés essentiellement comme des groupes et non comme des individus. Chaque communauté nouvellement intégrée à l'empire est susceptible d'être gouvernée de manière différente.


Si les souverains russes promeuvent l'orthodoxie, ils ne cherchent pas systématiquement à christianiser les populations qui sont sous leur contrôle. Néanmoins, des exactions sont commises. Après la conquête de Kazan en 1552, par exemple, une grande partie de la population tatare est expulsée de la ville, les mosquées détruites et des églises ou des monastères orthodoxes fondés sur les terres confisquées aux élites locales. Dans les années 1740, durant le règne d'Élisabeth Ire, des politiques de conversions forcées sont menées.


Catherine II, au début de son règne, dans les années 1760, prône, elle, la tolérance. En 1767, lors des débats qui suivent la Grande Instruction, texte programmatique rédigé par l'impératrice pour préparer une Commission législative, elle invite à cette dernière des représentants des différentes régions de l'empire, cosaques, Bouriates, Bachkirs, Kalmouks ou Tatars, affirme une politique de tolérance envers les différentes langues ou pratiques religieuses, en particulier à l'égard des musulmans ou des Juifs de Pologne intégrés à la Russie après les partages du pays. A Orenbourg, dans l'Oural méridional, après l'annexion de la Crimée en 1783, sont créées une assemblée spirituelle islamique ou des écoles coraniques, chargées de l'encadrement des populations musulmanes.


Les sujets non russes de l'empire ne sont pas perçus ou décrits comme inférieurs et le pouvoir central maintient en place les cultures et les institutions régionales en échange de la loyauté des populations, de main-d'oeuvre, de soldats et de ressources fiscales. Une certaine autonomie locale est laissée dans la gestion des affaires. C'est ainsi que Pierre le Grand a octroyé des droits spéciaux à la Livonie et à l'Estonie, en y maintenant les parlements régionaux, leurs institutions judiciaires et l'usage de la langue allemande ou en respectant les pratiques religieuses protestantes de leurs noblesses. La consolidation du pouvoir impérial sur le terrain consiste à permettre le maintien des relations sociales et des règles existantes et à laisser les populations locales gérer les principales tâches de l'État, comme la collecte des impôts, le maintien de l'ordre ou la justice.


Le rapport à la loi ne s'applique pas non plus uniformément en fonction des territoires et des groupes ethniques. Dans les zones musulmanes et dans le cas des conflits familiaux, par exemple, la charia (loi islamique) peut s'appliquer.


Contrôle et coercition


Le régime se durcit néanmoins au XVIIIe siècle. La Russie, en guerre pendant quasiment tout le siècle, utilise la coercition pour conquérir et pacifier les populations. Dans la steppe, les troupes infligent des violences aux populations bachkires, kalmoukes ou kazakhes pour obtenir leur soumission. L'annexion de la Crimée en 1783 s'accompagne de très nombreuses destructions. Les réquisitions se renforcent. La pacification, le peuplement, et parfois la conversion des nouveaux sujets à l'orthodoxie deviennent partie intégrante des politiques gouvernementales, offrant à l'Empire russe sa propre mission civilisatrice.


A la suite des conquêtes, des lignes de fortifications sont construites sur les nouvelles frontières de l'empire, le long de la Volga ou en Bachkirie. Elles exigent des hommes, paysans ou soldats, pour leur entretien. Elles nécessitent également la mise en place d'une logistique et d'une administration spécifiques, comme le Bureau du grain, qui fonctionne à Moscou de 1663 à 1683, pour organiser le transport et le stockage du blé nécessaire au ravitaillement d'une armée déployée le long des postes de défense.


Pour mieux connaître et contrôler l'empire, le réseau routier est considérablement agrandi, jusqu'à atteindre 17 000 kilomètres de routes en 1750, et amélioré grâce à l'établissement de relais de poste tous les 20 à 50 kilomètres. En 1724 une route rapide est tracée entre Moscou et Saint-Pétersbourg. La même année, le service vers la Sibérie devient mensuel ; en 1760 Iekaterinbourg et Iakoutsk sont reliés et il existe des lignes directes entre Saint-Pétersbourg et la Livonie ou le port d'Arkhangelsk qui viennent compléter un réseau plus dense qui part de Moscou vers le nord, l'ouest et le sud.


Une meilleure connaissance de la population est elle aussi acquise à partir de 1719, avec des recensements réguliers, à peu près tous les vingt ans jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et qui incluent Russes et non-Russes. Cette mesure est rendue nécessaire par l'instauration de la capitation (impôt par tête) par Pierre le Grand.


Le contrôle du territoire se renforce au rythme de réformes centrales et locales pour rationaliser la perception de l'impôt ou renforcer le maillage administratif. C'est ainsi que sous le règne de Pierre le Grand les provinces de l'empire sont divisées en gouvernements permettant de déléguer aux gouverneurs les tâches qui jusque-là revenaient aux chancelleries centrales. Ces gouvernements sont eux-mêmes subdivisés en provinces et ces dernières en districts, leur bureaucratie connaissant une spécialisation accrue et une modernisation de leurs pratiques administratives.


Cette dynamique se poursuit sous Catherine II (1762-1796), dont l'objectif est de créer un empire administrativement unifié, adossé à une noblesse impériale unie par les mêmes privilèges ou les mêmes droits, un régime fiscal unique fondé sur les impôts directs et un système administratif commun.


En 1775, la réforme de l'administration conduit au découpage des gouvernements existants et à l'augmentation de leur nombre, en particulier aux frontières de l'empire et sur les fronts pionniers. Elle impose également la même structure d'institutions régionales à travers tout l'empire et cherche à renforcer les connexions entre centre et périphéries.


Au sommet du pouvoir, des gouverneurs généraux sont les yeux et les oreilles de l'impératrice dans les provinces ; les gouverneurs, quant à eux, gèrent leur territoire d'un point de vue fiscal, administratif ou judiciaire. Au niveau du district, les cours de justice admettent des membres élus parmi des minorités : ainsi des Bachkirs, des Mordves, des Tchouvaches, des Tchérémisses dans la province d'Orenbourg (Oural méridional).


Dans les faits, les réformes administratives des années 1770-1780 dans les zones frontalières ont souvent perpétué des traditions existantes en maintenant les cours de justice traditionnelles, les langues et les élites locales sous supervision russe. Par exemple, les terres des cosaques du Don ne sont pas atteintes par les réformes et maintiennent un gouvernement cosaque contrôlé par un gouverneur général. La jurisprudence intègre à la fois des normes russes et locales pour établir les fondations de la loi impériale dans des domaines essentiels comme le droit de la propriété ou le droit de la famille.


Dans son ensemble, la multiplicité des réformes centrales dans les domaines administratif, juridique, religieux ou culturel a conduit cependant à une uniformisation de cet immense empire. Néanmoins la brutalité d'un système économique fondé sur le servage et le durcissement des formes de contrôle ont provoqué des révoltes de groupes ethniques et religieux ou de paysans, comme celle de Boulavine et des cosaques du Don en 1708 ou celle de Pougatchev en 1773-1775, alimentées par les revendications de différents peuples de l'empire. Elles sont réprimées de manière extrêmement brutale.


Tenir des régions vides


Pour intégrer les terres nouvellement acquises et poursuivre les conquêtes, des populations sont déplacées, selon un modèle éprouvé par les Mongols : il s'agit de peupler des espaces vides de main-d'oeuvre agricole et y installer des serfs, renforcer les lignes de forteresses militaires ou augmenter les populations soumises à l'impôt. Cette politique connaît des succès variés. En 1698, dans le cadre de la campagne militaire contre l'Empire ottoman, Pierre le Grand envoie 2 750 soldats et 6 500 membres de leurs familles créer une colonie au bord de la mer d'Azov. Cette expérience est un échec car en 1701 la moitié de ses habitants a fui ou est morte.


Au cours du XVIIIe siècle, la tendance s'accentue, au gré des nouvelles conquêtes. Après l'annexion de la Crimée en 1783, pour contrebalancer la population tatare locale, le gouverneur général Potemkine y fait déplacer des centaines de paysans d'État et des membres du clergé de régions russophones ou ukrainophones. Il y installe également des étrangers moldaves, suédois, polonais, allemands ou grecs.


Des mouvements forcés de populations sont visibles à une plus large échelle dans le monde paysan. Des villes sont créées de toutes pièces le long des lignes de fortifications, et des paysans obligés de s'y installer lorsqu'ils dépendent de terres seigneuriales ou d'églises. En 1647, Tsarev Alekseev est ainsi construite sur la ligne fortifiée de Belgorod en Ukraine par un millier de personnes déracinées pour renforcer le contrôle militaire de la région. Pierre le Grand fait déplacer 5 000 paysans d'État dans les ateliers métallurgiques de l'Oural et ces pratiques continuent avec ses successeurs au rythme de l'apparition de nouvelles lignes fortifiées dans la steppe. A partir de 1730, environ 13 000 Russes sont déplacés du gouvernement de Voronej et de Koursk dans la région du Don pour s'installer quelque 200 ou 300 kilomètres plus à l'ouest en Ukraine Sloboda, à la frontière orientale de l'Ukraine. Mais très souvent les gens désertent, meurent ou retournent à leurs terres d'origine.


Des étrangers sont également invités à s'installer sur des terres colonisées. Dans les années 1750, l'impératrice Élisabeth fait venir des populations serbes pour vivre sur la rive gauche du Dniepr et en Ukraine Sloboda, mais aussi des Moldaves, des Bulgares ou des Polonais dans les steppes de la mer Noire à qui on offre des terres, des provisions, des avantages fiscaux ou la garantie d'une autonomie religieuse et administrative. Le même genre d'avantage est offert aux Slaves orientaux, paysans d'État ou soldats à la retraite, cosaques ou vieux-croyants1, qu'on déplace aux frontières, dans les années 1730-1740 sur les bords de la Volga, dans les années 1760 dans le sud de l'Oural, dans les steppes d'Astrakhan ou les rivages de la mer Noire entre Dniestr et Don. Au total, environ 500 000 personnes sont déracinées durant le règne de Catherine II.


Ce sont parfois les individus eux-mêmes qui préfèrent quitter leur terre. Ainsi, les steppes, au sud de la Russie, attirent, loin du centre et dans de meilleures conditions d'exploitation de la terre, toutes sortes de fuyards, en particulier des serfs.


Des transformations considérables sont apportées par l'afflux des nouvelles populations colonisées qui montrent une grande capacité à s'accommoder du pouvoir impérial. Les groupes reconnus par la loi prolifèrent, comme par exemple nobles, marchands, clercs, soldats ou paysans, mais aussi des payeurs du iassak (tribut), des junkers baltes ou des marchands de Boukhara. La cohésion d'ensemble repose sur les relations individuelles ou collectives avec le pouvoir à travers le service, la fiscalité, le droit, ce qui définit bien une « société impériale fondée sur la différence ».


Note: 

Note


1. Les vieux-croyants sont les fidèles de communautés religieuses issues du schisme qui a divisé l'Église russe au milieu du XVIIe siècle.


Encadré: 

L'AUTEURE

Marie-Karine Schaub est maîtresse de conférences HDR à l'université Paris-Est-Créteil. Elle a notamment codirigé Paroles de négociateurs. L'entretien dans la pratique diplomatique, de la fin du Moyen Age à la fin du XIXe siècle (École française de Rome, 2010) et prépare La Russie sur la scène européenne. Les relations entre la Moscovie et la France, d'Ivan le Terrible à Pierre le Grand (Champ Vallon).


LE KREMLIN, AU COEUR DU SYSTÈME

Détail d'une icône de Simon Ouchakov, 1668. L'image montre le tsar Alexis Ier Mikhaïlovitch (1645-1676), revêtu des symboles du pouvoir, à l'intérieur des murailles du Kremlin. L'ensemble architectural, rénové et restructuré par des architectes florentins à la fin du XVe siècle, est le coeur du pouvoir autocratique, où se concentrent les principaux édifices religieux du tsarat moscovite et les palais princiers.


CHRONOLOGIE

Acte 1 : vers l'est


1619 première colonie russe installée sur le fleuve Ienisseï.


1626 Des explorateurs découvrent le fleuve de la Lena puis y établissent la forteresse de Iakoutsk en 1632.


1639 La mer d'Okhotsk est atteinte par un groupe de cosaques qui rejoignent l'estuaire du fleuve Amour l'année suivante.


1642 Le fleuve de la Kolyma est rejoint, puis la presqu'île de la Tchoukotka.


1658 Ivan Kamtchatka, un cosaque et marchand de Sibérie, navigue vers les côtes nord de la mer d'Okhotsk. Les montagnes qu'il y sillonne sont baptisées d'après son nom.


1689 Signature du traité de Nertchinsk, première étape vers la définition de la frontière russo-chinoise.


Acte 2 : vers l'ouest


1654-1667 Les terres d'Ukraine du Sud-Est, officiellement sous l'autorité de la Pologne-Lituanie, mais occupées par des cosaques, se soumettent progressivement à la puissance russe.


1686 Signature d'une « paix éternelle » entre la Pologne et la Russie ; cession définitive de Kiev à la Russie en 1687.


1721 Paix de Nystad avec la Suède : une partie de l'Estonie, de la Lettonie et de la Carélie est incorporée.


1772, 1793 et 1795 Trois partages de la Pologne entre la Prusse, l'Autriche et la Russie : la Courlande, la Lituanie, la Biélorussie et une partie de l'Ukraine de la rive droite du Dniepr sont intégrées à l'Empire russe.


Acte 3 : vers le sud


1681 Signature du traité de paix de Bakhtchisaraï avec les Tatars de Crimée : les terres peuplées de populations tatares, vassales de l'Empire ottoman, passent sous un contrôle étroit du pouvoir moscovite.


1711-1713 et 1735-1739 Guerres contre l'Empire ottoman pour prendre position sur la mer Noire, contrôler les embouchures du Don, du Dniepr et la presqu'île de Crimée. La forteresse d'Azov est seule reconquise par les Russes en 1739.


1722-1723 Campagne victorieuse contre la Perse. La Russie récupère Bakou et quelques provinces perses.


1768-1774 Nouvelle guerre contre les Ottomans. Traité de Kutchuk-Kaïnardji.


1774 Les Russes acquièrent l'embouchure du Dniepr et du Boug.


1783 Le khanat de Crimée est absorbé, le port de Sébastopol fondé.


1787-1791 Guerre contre les Ottomans qui s'achève par la signature du traité de Jassy en 1792 : annexion d'une partie de la Moldavie.


1794 Fondation d'Odessa. L'assise sur la mer Noire est confirmée.


LES COSAQUES, DES HOMMES LIBRES ?

Le terme de cosaque, d'origine turco-tatare, désigne des populations semi-nomades structurées en communautés militaires et agricoles autonomes aux marges de la Russie et de la Pologne-Lituanie, dans les régions du Don, du Iaïk dans l'Oural, du Dniepr, de la Sibérie et du Kouban. Dirigées par un général en chef (ataman), elles sont formées d'hommes libres et de guerriers indépendants, elles accueillent des paysans qui fuient l'extension du servage, vivent de la chasse, de la pêche et du pillage et sont très attachées à leurs privilèges traditionnels. Au fur et à mesure de la construction de l'empire (ci-contre, Ermak Timofeïevitch, explorateur de la Sibérie), leurs compétences militaires sont instrumentalisées par le pouvoir autocratique et leurs libertés réduites, ce qui les conduit à mener de nombreuses révoltes, comme celle de Razine (1670-1671) ou de Pougatchev (1773-1775).


CHIFFRES

Immensité


Au XVIIIe siècle la Russie est aussi peuplée que la France pour un territoire 30 fois plus grand.


DANS LE TEXTE

« Un pays encore donné à personne »


Moi, Ivan Vassilievitch, tsar et grand-prince de toute la Russie, le 4 du mois d'avril de l'an 7066 [1558], comme il m'a présenté une supplique disant que dans notre patrie, sur la rivière Kama [affluent gauche de la Volga], en aval de la Grande Permie, [il y a] 146 verstes de pays sauvage ; que ce pays n'est encore donné à personne [...] ; et comme Grigori Stroganov nous en a présenté la supplique et veut dans ce pays construire une ville et y placer des canons et des arquebuses et y installer des canonniers, des arquebusiers et des servants d'artillerie pour le protéger des Nogaïs et autres hordes ; comme il veut dans ce pays abattre le bois le long des rivières jusqu'à leur source ainsi que le long des lacs, qu'il veut défricher les terres arables et les labourer, installer des habitations et appeler des gens non inscrits et non taillables [...], j'ai concédé ce territoire à Grigori Stroganov."


Charte octroyée à Grigori Stroganov par Ivan IV (1558), cité et traduit dans M. Laran, J. Saussay, La Russie ancienne, IXe-XVIIe siècle, Masson, 1975, p. 208.


SÉBASTOPOL, RÊVE GREC DE CATHERINE II

La fondation de Sébastopol, « ville auguste », en 1783, par Potemkine, dans le gouvernement de Tauride, suit directement l'annexion de la Crimée. Son site, dans une baie protégée organisée autour de plusieurs bras de mer, en fait un lieu très favorable pour des installations portuaires capables d'abriter la flotte de la mer Noire. Ce port est une manifestation éclatante du « projet grec » de Catherine II et incarne l'avancée de l'Empire russe vers le sud et les « mers chaudes ».


MOTS CLÉS

Iassak


Tribut payé en fourrures. Au départ versé par les princes au khan mongol, il est ensuite récolté par les Russes et devient une des clés de leur domination en Orient.


Rossia


C'est au XVIIe siècle que « Rossia » remplace progressivement « Rous' », dont la connotation kiévienne désuète ne correspondait plus à la réalité moderne de l'empire.


LES JUIFS, RÉSIDENTS DISCRIMINÉS

Présents depuis le Moyen Age sur les rives de la mer Noire et depuis la fin du XVe siècle en Moscovie, les Juifs voient leur condition se dégrader dès le règne d'Ivan III (1462-1505) et sont interdits de séjour en Moscovie. Durant le XVIe-XVIIe siècle, ils sont perçus comme une menace (en particulier les marchands) et sont interdits de commerce sur les marchés russes par les souverains successifs. Néanmoins, ils animent d'importants réseaux commerciaux et se rendent dans les foires, à l'exception de celle de Moscou. L'Église orthodoxe n'est pas officiellement antisémite mais la révolte du cosaque Bogdan Khmelnitski en 1648 s'accompagne du massacre de plusieurs dizaines de milliers de Juifs.


Au XVIIIe siècle, l'extension de l'empire sur les rives de la Baltique induit une augmentation de la population juive. La politique impériale alterne alors entre des campagnes d'expulsion (sous Catherine Ire en 1727 ou en 1742 sous Élisabeth Ire, qui chasse 35 000 Juifs en quelques années) et une certaine tolérance.


Après les partages de la Pologne de 1772 à 1795, environ 900 000 Juifs, essentiellement installés en Ukraine et en Russie blanche (Biélorussie), vivent désormais dans l'empire. Catherine II instaure une large « zone de résidence » correspondant aux nouveaux territoires de l'empire, où les Juifs doivent obligatoirement habiter sauf dans certaines villes (Kiev par exemple) qui leur sont interdites. Dans le même temps, des exceptions existent pour certains Juifs autorisés à vivre dans des grandes villes et qui constituent une bourgeoisie de marchands, d'industriels, de médecins...


La politique à leur égard oscille entre une législation inspirée des Lumières et teintée de pragmatisme qui leur ouvre en 1786 l'égalité civile devant la loi, mais également des mesures de discrimination. Les réformes libérales amorcées par Alexandre II connaissent un coup d'arrêt avec son assassinat en 1881. Il est suivi jusqu'en 1884 par une vague de pogroms (terme russe signifiant « tout détruire » qui entre dans les autres langues dans les années 1880). Alexandre III édicte des lois renforçant les discriminations. Sous Nicolas II, le pogrom de Kichinev (Bessarabie), en 1903, est resté le symbole de cette violence que le pouvoir russe n'a jamais cherché à endiguer. C'est à la même date qu'est rédigé avec l'aide des services secrets russes le faux des Protocoles des Sages de Sion à la longue et sinistre postérité.


Au recensement de 1897, plus de 5 millions de Juifs vivent dans l'empire tsariste. L'aggravation de leur situation économique a pour conséquence la politisation d'une partie de la jeunesse dans des mouvements révolutionnaires. Le Bund, parti socialiste juif, est créé en 1897. Par millions, les Juifs quittent la Russie, majoritairement vers les États-Unis, mais aussi l'Europe occidentale ou la Palestine.


M.-K. S.


LE SERVAGE, MAIN-D'OEUVRE INDISPENSABLE

Depuis la fin du XVe siècle, la majorité de la paysannerie est placée sous la dépendance économique des grands propriétaires, le souverain, l'Église ou les boyards. Les serfs doivent une redevance (obrok) ou la corvée (bartchina) en échange de l'habitat, l'outillage et le droit de travailler un lopin de terre. Au fur et à mesure de l'extension de l'empire et dans le contexte de manque chronique de main-d'oeuvre paysanne pour exploiter les nouvelles terres, le système se durcit. Les textes (Justicier de 1497, Les Établissements de 1649, Charte de la noblesse de 1785) renforcent la dépendance des paysans, soit pour les immobiliser sur la terre de leur seigneur, soit pour les déplacer vers des terres vides à exploiter. Non seulement le système interdit tout changement de propriété, mais il offre la possibilité aux propriétaires de poursuivre ces « âmes » à vie. A la fin du XVIIIe siècle, le servage, mal endémique de la Russie, est un véritable pilier du système impérial. Ci-dessus : des serfs pendant la corvée, XVIIIe siècle.


À SAVOIR

Pougatchev, triste destin


La révolte (septembre 1773-septembre 1774) menée par un cosaque illettré qui se fait passer pour Pierre III se déroule de l'Oural à la Volga et mobilise de nombreux peuples, des serfs ou des paysans en fuite. Après sa capture, Pougatchev est transporté dans une cage jusqu'à Moscou, où il est supplicié et exécuté.


DES CARTES PAR CENTAINES

Pour mieux asseoir les prétentions russes, en particulier en Sibérie, acter la soumission des populations colonisées, mais aussi, plus finement, pour obtenir une meilleure connaissance de l'organisation des propriétés ou du tracé des clôtures, d'importantes entreprises de cartographie sont lancées au XVIIe siècle. Toutes ces cartes mettent en valeur l'extraordinaire variété des populations : les peuples sibériens, ceux qui paient ou ne paient pas le iassak, les nomades, les Kalmouks, les Mongols, les Tatars, les Ostiaks, les Samoyèdes, les Iakoutes, les Kirghizes ou les habitants de Boukhara. Ces nouveaux sujets sont intégrés à une cartographie qui met en évidence les différences et signale leur localisation géographique. Ces cartes se gardent bien de fixer de manière très rigoureuse les frontières ou les pouvoirs dans les mains des groupes tribaux, religieux ou ethniques.


Au XVIIIe siècle, le travail cartographique se renforce encore. Pierre le Grand commande des cartes nautiques pendant les campagnes d'Azov contre l'Empire ottoman en 1695-1696, en particulier une carte de la mer Caspienne qu'il fait envoyer à l'Académie des sciences de Paris et qui montre ses ambitions coloniales. Il fait publier un Atlas du Don en 1704 ou un de cartes mandchoues de la frontière avec la Chine. En 1701, la création de l'École de mathématiques et navigation, où sont invités des enseignants étrangers, permet de former les premiers topographes russes. Des expéditions sont envoyées à travers tout l'empire pour explorer, cartographier, collecter des données dans le domaine de l'histoire naturelle ou de l'ethnographie.


L'Académie des sciences, fondée en 1724, organise des explorations scientifiques qui aboutissent à des publications ethnographiques comme celle de Johann Gottlieb Georgi en 1776 ou des atlas, comme l'Atlas russicus du Français Joseph Nicolas Delisle en 1745. Les ingénieurs militaires cartographient certaines régions stratégiques comme le sud de l'Oural, la steppe kazakhe, l'Extrême-Orient ou les rives de l'Arctique. Catherine II établit son propre Département géographique privé et commande des cartes de la Crimée ou de la Pologne. Au cours du XVIIIe siècle, d'autres types de cartes fleurissent, celles qui illustrent les almanachs ou les calendriers ou des documents directement utiles, notamment pour établir des cadastres. A la fin du XVIIIe siècle, 70 % de la population et à peu près toutes les propriétés foncières sont cartographiées.


M.-K. S.


A LA COUR DE SAINT-PÉTERSBOURG

Johann Friedrich Anthing, portraitiste de cour, s'installe à Saint-Pétersbourg en 1783. Célèbre pour ses silhouettes découpées, il représente ici une noblesse pétersbourgeoise occidentalisée dans ses vêtements et occupée à des loisirs aristocratiques habituels, le jeu et la musique. Ce groupe social est de plus en plus coupé du reste des populations de l'empire en raison de son mode de vie et de ses pratiques culturelles.

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Moi, Pierre, empereur

Thierry Sarmant dans mensuel 485

daté juillet-août 2021 (numéro double 485-486) - 2240 mots Réservé aux abonnés du site

Châpeau: 

Lorsque la Russie gagne la guerre contre la Suède, Pierre le Grand décide d'adopter officiellement le titre d'« empereur ». C'est l'aboutissement d'une stratégie diplomatique pour siéger à la table des monarques européens.


Contenu: 

Le 22 octobre 17211, afin de fêter le traité de Nystad signé le 30 août précédent pour sanctionner la victoire de la Russie contre la Suède après vingt années de guerre, Pierre Ier fit célébrer un service d'action de grâces dans l'église de la Trinité de Saint-Pétersbourg. Après la liturgie, à laquelle le tsar participa en chantant avec le clergé, on donna lecture du texte du traité. Puis l'archevêque Théophane Prokopovitch prononça un discours à la gloire du souverain : « De l'obscurité et de l'ignorance il a fait un théâtre de la gloire pour le monde entier [...]. Il a introduit la Russie dans la communauté des peuples civilisés. »


Le chancelier Golovkine, doyen du Sénat, harangua à son tour le tsar dans des termes assez similaires. « Le Sénat, conclut-il, prend la liberté de supplier Votre Majesté, avec la plus profonde soumission, de recevoir le titre de Pierre le Grand, Père de la Patrie, empereur de toutes les Russies. » Et le chancelier de s'écrier : « Vive, vive Pierre le Grand, Père de la Patrie, empereur de toutes les Russies ! »


Aussitôt, assure le compte rendu officiel de l'événement, tout le peuple à l'intérieur et à l'extérieur de l'église poussa trois joyeux cris de vivats, accompagnés par un tonnerre de trompettes, de cymbales, de tambours et d'une salve des nombreux canons et fusils de deux régiments de gardes, de 120 galères et de 33 régiments de campagne...


Le tsar répondit sur un ton faussement modeste : « Je désire profondément que notre peuple soit pleinement conscient de ce que le Seigneur a fait pour nous durant la guerre passée et en accordant cette paix. Nous devons rendre grâces à Dieu de toute notre force, mais, tout en espérant la paix, nous ne devons pas diminuer notre effort militaire afin d'éviter de subir le même sort que les Grecs et que la monarchie grecque [c'est-à-dire Byzance]. Nous devons lutter pour le bien et le profit communs, que Dieu met devant nos yeux à l'intérieur comme à l'extérieur, ce qui apportera du soulagement à la nation. »


Un monarque de second rang ?


Après quoi, les tirs de canon et les actions de grâces reprirent de plus belle, durant lesquelles le monarque « offrit ses prières au Tout-Puissant avec beaucoup de dévotion et bien des génuflexions ».


La soirée fut marquée par un banquet monstre de 1 000 couverts servi dans la maison du Sénat, suivi d'un bal et d'un feu d'artifice allumé par Pierre lui-même. L'édifice élevé pour l'occasion était un temple de Janus dont les portes s'ouvraient pour montrer un guerrier russe et un guerrier suédois se donnant la main sous l'inscription « PAX », oeuvre de l'ornemaniste français Nicolas Pineau. On fit rôtir des boeufs entiers et couler des fontaines de vin et de vodka pour la population. Des festivités analogues eurent lieu à Moscou en décembre 1721 et janvier 1722. Les commerçants de l'ancienne capitale avaient fait ériger un arc de triomphe où l'on voyait Ivan le Terrible coiffé de la chapka de Monomaque (cf. p. 16) et Pierre coiffé de la nouvelle couronne impériale, l'un surmonté de la légende latine « Incepit » (« il a commencé ») et l'autre de « Perfecit » (« il a mené à bien »).


La titulature impériale adoptée par Pierre le Grand en 1721 consacrait, certes, la victoire de la Russie sur la Suède, mais aussi son entrée dans le concert des monarques européens. A cet égard, 1721 marque l'aboutissement d'une véritable stratégie diplomatique déployée par le tsar à partir de la fin du XVIIe siècle.


La question du titre sous lequel devait être désigné le souverain de la Russie était ancienne et épineuse. Depuis 1547, il avait assumé celui de tsar, qui comportait une revendication impériale (cf. p. 12). Le titre latin d'imperator était parfois utilisé par les émissaires reçus à Moscou ou par des auteurs étrangers pour qualifier le souverain moscovite. Dès le début du XVIe siècle un envoyé de l'empereur germanique Maximilien appela ainsi Vassili III « empereur et souverain de toutes les Russies ».


Certains États européens ne faisaient pas de difficultés à donner le titre d'« empereur » au tsar, car ils le considéraient comme un prince oriental, à l'instar de l'empereur de Chine, du sultan ottoman ou de l'empereur moghol. Dans ce cadre, le titre était sans conséquence et ne valait pas inscription prééminente dans la hiérarchie des puissances chrétiennes. Dans le cadre de la Chrétienté, il n'existait en effet qu'un seul empereur, celui du Saint Empire romain germanique.


La chancellerie russe était d'ailleurs parfaitement consciente des nuances qui faisaient de l'empereur germanique l'empereur par excellence. Pour preuve, dans la correspondance de Pierre, le mot « empereur » sous la forme latine imperator apparaît pour la première fois dans la traduction russe d'une lettre du tsar écrite initialement en allemand et adressée le 18 juin 1698 au colonel Blomberg : suivant l'usage européen, le mot désigne bien l'empereur Léopold Ier.


De leur côté, les Occidentaux ne traduisaient tsar ni par « roi » ni par « empereur » : le tsar restait le tsar - le plus souvent transcrit czar -, un titre considéré comme intraduisible, extérieur à la culture européenne. Le titre ancien de grand-prince était rendu par le latin magnus dux, qui assimilait le Russe à un souverain de rang mineur, comme le grand-duc de Toscane.


Frère des rois


Cependant, à partir des années 1690, Pierre entendit intégrer sa dynastie dans la « famille des princes » européens. Sa chancellerie assimila la hiérarchie qui distinguait les « têtes couronnées » des princes de moindre importance, le tsar se déclarant « frère » des premières. Comme les autres monarques occidentaux, il multiplia les lettres de civilité à ses homologues, à l'occasion des avènements, des naissances ou des décès, lesquels ne mirent pas trop de répugnance à lui rendre la pareille.


Les lettres écrites par le roi de France au tsar dans la première moitié du XVIIe siècle l'appellent « très haut et très excellent prince, notre très cher et très aimé et bon ami » - une formule analogue à celle adressée au sultan ottoman. Sous Louis XIII il avait droit au traitement « Votre Magnipotence ». Mais dès 1654 le département français des Affaires étrangères consentit au tsar Alexis, père de Pierre Ier, le prédicat de « Majesté », et dès 1668 le roi de France se disait « frère » du tsar. Dans une lettre du 25 juin 1704, Louis XIV l'appelle son « très cher et très aimé, bon frère, cousin, allié et confédéré » et lui fait part de la naissance du duc de Bretagne. Le tsar était donc bien une « tête couronnée ».


Après les premiers succès remportés sur la Suède, les prétentions russes montèrent d'un cran. Piotr Chafirov, le chef de file de la diplomatie de Pierre, approcha le comte Wilczek, envoyé impérial à Saint-Pétersbourg, pour demander que la chancellerie de Vienne use du titre d'« empereur » et du prédicat de « Majesté » pour désigner Pierre. L'empereur Joseph refusa, mais la victoire décisive des Russes sur les Suédois à Poltava (1709) remit la question à l'ordre du jour. L'envoyé britannique Whitworth, élevé au rang d'« ambassadeur extraordinaire », donna le titre d'« empereur » au tsar lors d'une audience solennelle. Et en 1710 le nouvel empereur germanique Charles VI finit, d'assez mauvaise grâce, par concéder à Pierre le traitement de « Majesté ».


La réticence des Européens à employer un titre impérial pour désigner Pierre n'en restait pas moins grande. Dès 1715 les Britanniques cessèrent de l'employer. Aux éclaircissements demandés par les Russes Whitworth répliqua que l'Angleterre avait, dans le passé, désigné le tsar comme « emperor » au même titre que les souverains de pays extérieurs à la Chrétienté, tels que le Maroc, la Chine ou la Turquie. Maintenant que le tsar voulait être traité comme les autres princes européens, il ne pouvait être question de lui attribuer une prééminence.


« Imperator » et « Kaiser »


Dans le même temps, les Russes commencèrent à utiliser le titre d'« empereur » dans les territoires qu'ils venaient de conquérir. Le tsar se fit désigner « Imperator und Kaiser » par ses nouveaux sujets des provinces baltiques, ravies à la Suède en 1710 ; les Russes eux-mêmes devaient également l'y appeler « Imperator et Kesar ». Le mot allemand Kaiser devait être utilisé comme traduction de « tsar ». Il en alla de même en 1714 dans la Finlande occupée, où l'amiral Apraxine adressa une proclamation à la population en prenant le titre de « général-amiral de Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies, mon très gracieux tsar et souverain ».


L'offensive politique se précisa alors que la guerre contre la Suède tirait vers sa fin. En 1717 Chafirov fit paraître un traité justifiant la politique de son maître, dont la traduction allemande comportait une nouvelle titulature : « Sa Majesté tsarienne Pierre Ier, tsar et empereur de tous les Russes ». L'année suivante le gouvernement russe fit imprimer et distribuer aux diplomates étrangers en poste à Saint-Pétersbourg une lettre de l'empereur germanique Maximilien datée de 1514 où le grand-prince Vassili III était désigné comme « empereur de toutes les Russies ».


A l'automne de 1721 Pierre se décida à adopter officiellement le titre d'« empereur ». La proclamation du 22 octobre fut soigneusement mise en scène au préalable. Le 18 octobre l'archevêque Prokopovitch, idéologue officiel du régime, prononça devant le Saint-Synode (l'institution collégiale à la tête de l'Église orthodoxe) un discours énumérant les hauts faits de Pierre, qui égalaient ceux des empereurs romains ; il rappela que l'adoption de ce titre ne serait pas une innovation, mais le retour à une titulature déjà adoptée deux siècles plus tôt. Le 20 et le 21 octobre le Sénat et le Saint-Synode siégèrent conjointement pour débattre du nouveau titre, Pierre supervisant les discussions depuis la coulisse. On en vint à conclure que le titre d'« empereur » revenait au souverain par droit de naissance, tandis que ceux de « Pierre le Grand » et de « Père de la Patrie » lui seraient reconnus pour ses mérites personnels.


Le 20 octobre le prince Menchikov, favori du tsar, se rendit auprès de lui avec une requête écrite à ce sujet par le Sénat « au nom de toutes les classes de l'État russe ». Pierre fit d'abord mine de refuser, « suivant sa louable modestie ordinaire », puis « céda » à une délégation du Saint-Synode et du Sénat. Après quoi les dignitaires vinrent féliciter le souverain et lui baiser la main.


Le récit officiel de la concession du titre impérial fut publié le 1er novembre. Le 11 novembre, un oukase (décret) fixa la titulature que prendrait le souverain dans ses actes intérieurs et extérieurs. En janvier 1722 le Saint-Synode ordonna de changer la forme des prières récitées pour le tsar et sa famille lors des offices : les titres « empereur » et « impératrice » remplacèrent « tsar » et « tsarine ». Le nom de Pierre devait être suivi de « le Grand ». Deux ans plus tard le monarque organisa à Moscou une grandiose cérémonie « à l'européenne » au cours de laquelle son épouse Catherine fut couronnée impératrice.


Réticences européennes


Les représentants russes à l'étranger furent priés de faire part du traité de Nystad aux gouvernements auprès desquels ils étaient accrédités et d'organiser de grandes fêtes dans leurs résidences. Il leur fut également demandé d'obtenir l'utilisation de la nouvelle titulature du tsar par leurs interlocuteurs. Le premier à s'y prêter fut le roi de Prusse Frédéric-Guillaume, dont le père avait obtenu de Pierre une rapide reconnaissance de son tout récent titre royal. A Vienne, les moqueries fusèrent contre cet empressement. On y fit circuler une prétendue lettre de Frédéric-Guillaume à Pierre, où le titre d'« empereur » était utilisé une douzaine de fois ! Les Provinces-Unies suivirent l'exemple de la Prusse en août 1722. La ville de Hambourg les imita, tout comme la Suède et le Danemark peu après.


Ce ne fut pas le cas, en revanche, des grandes puissances (Saint Empire, Royaume-Uni, France, Pologne, Espagne). La conférence des ministres réunie à Vienne en 1721 opposa un refus formel et nia l'authenticité de la lettre de Maximilien à Vassili III que les Russes avaient invoquée comme précédent. Les puissances ne reconnurent le titre d'« empereur » au souverain de la Russie que longtemps après la mort de Pierre : 1742 pour l'empereur romain-germanique et le roi d'Angleterre ; 1745 pour les rois de France et d'Espagne. Du côté de l'Empire ottoman, la titulature impériale du souverain russe fut reconnue à peu près à la même époque, en 1741.


Les titres adoptés par Pierre étaient d'inspiration clairement romaine à travers des épithètes et des expressions empruntées au latin (« Imperator », « Pater Patriae » et « Magnus »). Cette titulature rapprochait donc la Russie de l'Europe occidentale tout en faisant du tsar l'égal du premier de ses souverains, l'empereur romain germanique. En changeant son titre, Pierre Ier voulut signifier ce changement de statut et d'identité. La Russie n'était plus la Moscovie, et Pierre n'était plus élève mais maître parmi les maîtres.


Tout, pour autant, n'est pas rupture dans ce choix. La référence latine n'était pas inconnue de l'ancienne Moscovie : des généalogies fictives rattachaient les grands-princes de Moscou à l'empereur Auguste (cf. p. 12). En acceptant son nouveau titre Pierre rappela aussi le sort funeste de l'empire d'Orient : le titre impérial comportait une signification religieuse et millénariste. Saint-Pétersbourg, nouvelle Amsterdam, nouvelle Moscou, mais aussi nouvelle Jérusalem, nouvelle Rome et nouvelle Constantinople, serait la capitale d'un nouvel empire orthodoxe qui, lui, ne succomberait pas.


Note: 

Note


1. Les dates sont indiquées dans le calendrier julien en retard, à l'époque, de 11 jours sur notre calendrier grégorien.


Encadré: 

L'AUTEUR

Thierry Sarmant est archiviste-paléographe, conservateur général du patrimoine et directeur des collections du Mobilier national. Il a publié, en collaboration avec Jean-Pierre Sarmant, Pierre le Grand. La Russie et le monde (Perrin, 2020).


DANS LE TEXTE

« Autocrate de toutes les Russies »


Titulature de Pierre le Grand dans les lettres adressées aux États étrangers d'après l'oukase du 11 novembre 1721.


Nous, Pierre Ier, par la grâce protectrice de Dieu empereur et autocrate de toutes les Russies, de Moscou, de Kiev, de Vladimir, de Novgorod, tsar de Kazan, tsar d'Astrakhan, tsar de Sibérie, souverain de Pskov et grand-prince de Smolensk, prince d'Estland, de Livland, de Carélie, de Tver, de Iougorsk, de Perm, de Viatka, de Bolgar et autres, souverain et grand-prince de Nijni Novgorod, de Tchernigov, de Riazan, de Rostov, de Iaroslavl, de Béloozersk, Oudorsk, Obdorsk, Kondia, et tout de le pays de Sévérie, seigneur et souverain de la terre d'Ivérie, souverain et maître des tsars de Kartalie et de Géorgie, de la terre de Kabardie, des princes tcherkesses et montagnards et autres."


DATES CLÉS

1689


Début du règne personnel de Pierre Ier.


1696


Victoire contre les Turcs à Azov.


1698


Pierre écrase la révolte des streltsy ; il lance la modernisation et l'occidentalisation de la Russie.


1700


Défaite contre les Suédois au siège de Narva.


1703


Pierre décide d'ériger une nouvelle ville sur les bords de la Neva : Saint-Pétersbourg, qui devient capitale en 1712.


1709


Victoire contre les Suédois à la bataille de Poltava.


1721


Proclamation de Pierre Ier comme « Pierre le Grand, empereur de toutes les Russies, père de la patrie ».


1722


Promulgation de la Table des rangs : les charges civiles et militaires sont désormais attribuées au mérite et non plus selon la position du clan et l'ancienneté.


1725


Mort de Pierre, Catherine Ire lui succède.


L'AIGLE BICÉPHALE

Ce médaillon du XVIIIe siècle (musée du Louvre) montre l'aigle à deux têtes, symbole héraldique adopté progressivement par les tsars russes à partir d'Ivan III. Cet emblème est aussi utilisé par les empereurs byzantins et germaniques : il participe de la revendication impériale russe.


PIOTR CHAFIROV

Diplomate Juif converti, polyglotte, il fut le principal diplomate de l'entourage de Pierre le Grand (anonyme, XIXe siècle).


POUCHKINE : « UNE FENÊTRE SUR L'EUROPE »

L'ouverture d'une « fenêtre sur l'Europe », suivant la formule de Pouchkine, est la principale réalisation du règne de Pierre Ier. Cette fenêtre avait été entrouverte avant lui : depuis le début du XVIe siècle les grands-princes de Moscou faisaient appel à des spécialistes occidentaux. En 1652 le tsar Alexis Mikhaïlovitch ordonne la création, dans la banlieue de Moscou, d'un « faubourg allemand », où se regroupent commerçants, artisans et mercenaires originaires d'Europe de l'Ouest. Durant l'enfance de Pierre, l'influence européenne se manifeste à la cour moscovite par l'introduction de nouveaux objets et usages (instruments d'optique, meubles, carrosses, portraits, représentations théâtrales). Dans les années 1690, le jeune tsar est initié au mode de vie européen par des officiers étrangers dont il a fait ses favoris et par la fréquentation du Faubourg allemand.


Le premier contact direct avec l'Europe a lieu durant la Grande Ambassade de 1697-1698, qui amène le souverain à traverser l'Allemagne, les Provinces-Unies, l'Angleterre et la Pologne. Par la suite, entre 1711 et 1717, Pierre séjourne presque chaque année en Occident : il est à Copenhague et Amsterdam en 1716, à Paris en 1717. Échecs diplomatiques, ces voyages sont des réussites sur le plan culturel : le tsar multiplie les échanges, les achats et les commandes. Parallèlement, il envoie des Russes se former à l'Ouest et ses agents y recrutent militaires, techniciens et artistes. Saint-Pétersbourg, nouvelle capitale en 1712, matérialise cette incorporation de la culture européenne.


UNE NOUVELLE CAPITALE

Saint-Pétersbourg, fondé en 1703, est d'emblée conçue par Pierre comme une capitale, à la fois centre religieux et politique, port de guerre et de commerce. La forteresse Pierre-et-Paul, premier bâtiment construit, abrite la cathédrale Pierre-et-Paul (ci-dessus), édifice de style européen, qui devient la nécropole des Romanov.----------------

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Catherine II chez les Tatars

Wladimir Berelowitch dans mensuel 485

daté juillet-août 2021 (numéro double 485-486) - 2206 mots Réservé aux abonnés du site

Châpeau: 

A l'exemple des empereurs romains, Catherine fit du voyage un véritable outil de gouvernement, destiné à servir la cohésion d'un territoire en perpétuelle expansion, aussi vaste que disparate. Retour sur quatre de ces déplacements hautement politiques.


Contenu: 

Catherine II ne fut certes pas le premier monarque à voyager à travers son empire, mais elle fut celle qui, à l'Époque moderne, sut ériger cette pratique en véritable mode de gouvernement. Si l'on excepte son déplacement obligé de Saint-Pétersbourg à Moscou en 1762 pour se faire couronner, son règne fut ponctué par huit voyages, tous à l'intérieur de son « petit ménage », comme elle aimait appeler l'Empire russe. Dès son premier grand déplacement dans les provinces baltes, en 1764, ces voyages prirent l'apparence d'expéditions longues de plusieurs semaines, jusqu'au dernier, le plus célèbre, qu'elle entreprit en Russie méridionale en 1787, et qui dura la bagatelle de six mois.


En cela Catherine se distingua très nettement de ses prédécesseurs. Pierre le Grand avait certes passé sa vie à courir le pays, mais en dehors de ses deux périples en Europe et de ses campagnes militaires, il avait uniquement effectué des déplacements utilitaires, poursuivant des objectifs précis, tels que la construction d'une citadelle ou d'une usine d'armement : en eux-mêmes ses voyages n'avaient guère de fonction politique, ni même pédagogique. Quant à sa fille Élisabeth Ire, qui régna de 1741 à 1762, elle ne fut pas non plus particulièrement casanière, reste que ses déplacements, assez monotones, visaient essentiellement Moscou, qu'elle affectionnait et où elle se transportait avec toute la Cour, ou bien des monastères généralement peu éloignés de l'ancienne capitale.


Il est possible en revanche que Catherine se soit inspirée de l'expérience récente de certains souverains européens, voire, en amont, des empereurs romains, chez lesquels ces voyages étaient une institution. Apprenant à gouverner un ensemble immense et disparate, où seule sa couronne réunissait des régions assez récemment conquises, ainsi les provinces baltes et les steppes du Sud-Est, elle aurait tout à fait pu se souvenir que Louis XIV, au demeurant grand voyageur, avait visité l'Alsace en 1681 après la prise de Strasbourg, ou que Marie-Thérèse d'Autriche, moindre voyageuse, avait néanmoins pu prétendre à la couronne du Saint Empire après son voyage en Hongrie en 1741. Entre le voyage comme affirmation ou démonstration de puissance et le voyage de « conquête » ou de séduction, la distance était donc moins grande qu'elle n'y paraît. Pour illustrer cette portée politique et symbolique que Catherine sut donner à ses déplacements, arrêtons-nous en détail sur quatre voyages hautement politiques.


Eastland, Livland, Courlande...


Du 24 juin au 25 juillet1 1764 elle accomplit son premier grand périple dans les provinces de langue allemande d'Eastland et de Livland et dans le duché de Courlande, territoires qui correspondent approximativement à l'Estonie et à la Lettonie actuelles. La région visitée n'a pas été choisie au hasard : au-delà des objectifs officiels (la connaissance statistique de ces régions, l'exploration des ressources, la prise en compte des besoins de la population), il se peut que Catherine ait envisagé de reconsidérer le statut spécial des deux provinces allemandes, qui jouissaient d'un statut d'autonomie depuis leur annexion par Pierre le Grand, en 1721. Les historiens discutent encore aujourd'hui pour savoir si la révision drastique de ce statut, qui commença par une tentative de réforme agraire en 1765, fut la motivation ou au contraire la conséquence de ce voyage. Une chose est sûre : l'un ne peut se lire sans l'autre. Quant à la Courlande, qui formait un duché théoriquement indépendant entre la Russie et la Pologne, il est possible que Catherine II ait songé dès cette époque à l'annexer, après y avoir imposé son candidat au titre de duc l'année précédente - l'annexion aura finalement lieu en 1795.


Deux ans après son sacre, Catherine II cherche donc par ce voyage à consolider ou à poursuivre l'intégration de ces régions périphériques au sein de l'empire. Cette dimension politique s'incarne dans les nombreux rituels qui jalonnent le voyage : à l'entrée de chaque ville visitée - Narva, Reval (aujourd'hui Tallinn), Pernau (Pärnu), Riga, Mitau (Ielgava), Dorpat (Tartu) -, le train impérial est accueilli au son du canon par les édiles locaux, les représentants de la noblesse, les autorités religieuses orthodoxes et luthériennes, des députés des marchands allemands et russes.


Le choix des catégories représentées dénote une volonté de faire valoir toutes les élites (avec une préférence prononcée pour la noblesse), et de placer les différentes confessions chrétiennes sur un pied d'égalité. Il s'agit en somme d'une démonstration rituelle du principe de tolérance, dans une région marquée par la présence d'importantes communautés protestantes et même, par endroits, catholiques.


L'impératrice séjourne dans les palais, suit messe sur messe, se rend à l'hôtel de ville et reçoit des visites de marque. Toutes sont ponctuées de discours solennels, presque tous en allemand (la langue de la région) et qui, pour autant que nous puissions le savoir, sont des protestations de fidélité indéfectible à l'égard de la souveraine. Catherine fait répondre en russe et promet en retour protection et tutelle. Du côté des élites allemandes, il s'agit de sauvegarder l'autonomie institutionnelle et les privilèges qui leur avaient été octroyés par Pierre le Grand. Du côté de Catherine, il s'agit d'affirmer une image rassurante, tout en restant suffisamment vague et générale pour ne pas heurter ses interlocuteurs (elle ne souffle mot des récentes guerres de conquête), et surtout pour être applicable d'un bout à l'autre de son empire : c'est Catherine qui mettra à l'honneur en Russie le terme de « citoyen » (grajdanin) pour désigner les habitants de son empire, indépendamment de la religion ou de l'ethnie. Cette image d'impératrice protectrice des peuples, sans précédent en Russie, deviendra du reste sa représentation officielle : elle sera « mère de la patrie ».


Volga : la découverte des Tatars


Le voyage de Catherine sur la Volga, de Tver à Simbirsk (actuelle Oulianovsk), du 2 mai au 15 juin 1767, reflète une même volonté d'intégration des diverses populations de son empire. Marqué par des fastes inédits, il se déroule à bord de galères et mobilise 2 000 personnes pour un parcours long de plus de 1 400 verstes (un peu moins de 1 500 km). A la différence des précédents, le voyage est suivi par des hôtes étrangers et prend une tournure « philosophique » (on se mit à traduire le Bélisaire de Marmontel), et surtout diplomatique. Les discours offerts à la souveraine, de même que les réponses des officiels qui les accompagnent, suivent désormais un cours aussi sûr que celui du fleuve. Rien de surprenant non plus dans la visite de Kostroma et du monastère Saint-Hypathios, où, en 1613, les représentants des états généraux étaient venus chercher le jeune Michel Romanov pour le faire tsar : toujours en mal de légitimité, Catherine trouve là l'occasion de raccorder son règne à la dynastie des Romanov.


Plus neuf fut le cas que l'impératrice fit des Tatars de Kazan et de sa région : même si elle avait certainement été au fait de leur existence, ce fut pour elle une sorte de découverte, à en juger par le ton d'une des lettres qu'elle envoie à Ivan Betskoï (peut-être son père naturel, en tout cas un de ses plus fidèles compagnons) : « Il faut apprendre le tartar à nos cadets, ce sera d'un grand profit pour le service. » Elle voulait dire par là que les « cadets », c'est-à-dire les jeunes nobles du corps des cadets de l'armée de terre, dont l'organisation venait d'être revue par le même Betskoï, gagneraient à connaître la langue de leurs futurs administrés : la langue devenait ici un facteur d'intégration et de prospérité.


La même attention aux spécificités culturelles de ses peuples sujets se manifeste dans sa réaction presque indignée face aux ruines de la mosquée de Bolgary, construite par Tamerlan et dans lesquelles les musulmans viennent prier avec ferveur. Une réaction qui préfigure la politique d'intégration qu'elle allait mener par la suite à l'égard des multiples religions de l'empire, notamment dans les provinces musulmanes annexées à l'Empire ottoman lors des guerres russo-turques de 1768-1774 et 1787-1792.


Biélorussie : l'alliance avec l'Autriche


Cette volonté d'intégration guide d'ailleurs la plupart de ses voyages ultérieurs. Ainsi, après le premier partage de la Pologne, elle entreprend, entre le 9 mai au et le 17 juin 1780, un voyage en Russie blanche (l'actuelle Biélorussie, « Russie blanche » étant la traduction littérale de Belaïa Rossia), à Polotsk, Vitebsk, Moguilev, pour inspecter les régions nouvellement annexées. Le voyage remplit aussi une fonction diplomatique majeure, puisque Catherine y est rejointe par l'empereur Joseph II, ce qui permet de sceller l'alliance russo-autrichienne.


Mais c'est aussi un voyage de contrôle : Catherine II a mené en 1775 une réforme administrative qui mettait provisoirement fin aux autonomies régionales, et il s'agit désormais d'en évaluer l'application. L'instruction qu'elle fait rédiger et dont elle charge plusieurs hauts personnages de confiance comprend seize points à contrôler, depuis les procédures des bureaux jusqu'au nombre de détenus dans les prisons et au fonctionnement des douanes. Comme l'impératrice ne fait que passer dans chaque chef-lieu de district, il faut que l'inspection se fasse en amont et lui soit exposée à son passage.


Mais la visite fut surtout l'occasion d'affirmer, toujours à travers le déroulement des cérémonies, le caractère pluriconfessionnel de l'empire. Ainsi, à Polotsk, Catherine manifesta son contentement après avoir écouté un discours préparé par le supérieur provincial des Jésuites. A Orcha, elle reçut des ecclésiastiques orthodoxes, catholiques et uniates. Des illuminations furent réalisées par les mêmes Jésuites, les Dominicains et les Juifs qui, selon Catherine surprise et admirative, avaient revêtu de beaux habits, figurant ainsi en miniature, écrivait-elle à son fils et dauphin Paul, une manière de « mascarade universelle ».


Crimée : intégrer l'islam


Jamais cette dimension pluriconfessionnelle de l'empire ne fut aussi hautement affirmée que lors du grand voyage que Catherine entreprit en « Russie méridionale », depuis Tsarskoïe Selo, sa résidence près de Saint-Pétersbourg, jusqu'en Crimée, du 7 janvier au 11 juillet 1787, soit quatre ans après l'annexion du khanat de Crimée. Une démonstration de puissance, qui contribua à déclencher une nouvelle guerre russo-turque l'année suivante, ce périple représenta comme l'apogée du règne. Nous y retrouvons l'empereur d'Autriche, mais aussi le roi de Pologne Stanislas Poniatowski, les ambassadeurs de France (Ségur) et d'Angleterre (Fitz-Herbert), des grands personnages comme le prince de Ligne et une bonne partie de la cour de Russie, soit, en comptant les nombreux galériens, près de 3 000 hommes et femmes.


Ce voyage poursuivait certes des buts diplomatiques et administratifs assez classiques, mais il visait avant tout à afficher la grandeur de l'Empire russe, de sorte qu'il fut considéré avec des sentiments mêlés même par des personnages plutôt favorables à Catherine comme Joseph II et le prince de Ligne. Les fastes, les dépenses colossales engagées non seulement par le voyage lui-même, mais aussi par les embellissements menés tambour battant depuis 1784 par Potemkine, grand maître du voyage et vice-roi de la nouvelle province, autant de sujets de perplexité en cette fin de XVIIIe siècle où un tel étalage de luxe et de puissance avait quelque chose de choquant.


Mais si ce voyage fut le chef-d'oeuvre du règne, c'est aussi parce que c'est en cette occasion que le caractère multiconfessionnel et, dirions-nous aujourd'hui, multiethnique de l'Empire russe s'affirma pour de bon. Catherine en était bien consciente : sur la médaille qu'elle fit frapper en l'honneur de son voyage, elle accompagna une carte de son itinéraire par ce titre : « La voie de l'utile. » Mais parmi les autres projets de titres qu'elle avait esquissés, on trouve celui-ci : « Elle a vu les peuples. » Le pluriel, ici, est significatif.


Cette irruption de la multiplicité des populations dans la rhétorique impériale s'explique par la récente annexion de la Crimée musulmane. L'islam faisait désormais partie des grandes religions de l'empire, et son intégration devait donc être mise en scène. D'où un certain orientalisme qui gagna même les témoins étrangers, à l'image de Ségur qui se livra dans son récit à un morceau de bravoure sur ses impressions de voyage à propos de la ville de Kiev, où le train impérial avait séjourné trois mois en attendant le dégel du Dniepr, et dans laquelle il vit un concentré d'empire, une sorte d'Eurasie (cf. p. 41).


Et ensuite ? Forte des résultats de la dernière guerre contre les Turcs en 1787-1792, Catherine projetait de refaire un voyage vers le sud dans les régions nouvellement arrachées à l'Empire ottoman, notamment en Moldavie, mais elle n'en eut pas le temps : elle mourut en 1796. En revanche, ses successeurs reprirent à leur compte la tradition du « voyage impérial » : ainsi Alexandre Ier, qui voyagea tant qu'Alexandre Dumas prétendit, avec quelque exagération, qu'il avait parcouru six fois le tour du monde ; après lui Nicolas Ier, dont les voyages plus que fréquents ont été évalués à 5 500 verstes par an (environ 5 900 km). Et même Alexandre II, Alexandre III et Nicolas II, qui profitèrent des chemins de fer. Mais il est probable qu'à cette époque ce genre de voyages soit devenu trop courant pour impressionner autant que ceux de Catherine II.


Sans doute, dans son cynisme machiavélien, celle-ci savait-elle bien que ces périples étaient plus destinés à mimer l'unité de l'empire qu'à parfaire sa connaissance et qu'au bout du compte, comme l'écrivait Ségur, encore lui : « Lorsqu'on suit une cour, elle seule devient l'objet de la curiosité générale, c'est elle et non le pays qui est le vrai spectacle ; elle ne va pas voir les hommes et les peuples, ce sont eux qui accourent en foule sur son passage. »


Note: 

Note


1. Les dates sont données en calendrier julien, qui avait cours en Russie jusqu'en 1918, en retard d'une dizaine de jours par rapport à notre calendrier grégorien.


Encadré: 

L'AUTEUR

Directeur d'études à l'EHESS, Wladimir Berelowitch est membre du comité de rédaction des Cahiers du monde russe. Il a notamment publié, avec Olga Medvedkova, une Histoire de Saint-Pétersbourg (Fayard, 1996).


DE LA BALTIQUE À LA MER NOIRE

Tout au long de son règne, Catherine n'a de cesse de sillonner son empire pour en réaffirmer l'unité. Après les provinces baltes en 1764, c'est au tour des Tatars de Kazan de recevoir sa visite en 1767, puis des peuples de la Russie blanche en 1780. Véritable apogée du règne, le grand voyage de 1787 dans les régions musulmanes de Crimée consacre leur intégration définitive à la Russie.


DANS LE TEXTE

Ségur : « Une moderne Sémiramis »


L'oeil étonné y voyait à la fois une cour somptueuse, une impératrice conquérante, une riche et belliqueuse noblesse [...] ; ces fameux cosaques du Don richement vêtus à l'asiatique et dont l'Europe n'a que trop connu récemment les longues lances, la bravoure et l'indiscipline ; des Tartars, autrefois dominateurs de la Russie, et maintenant humblement soumis au joug d'une femme et d'une chrétienne [...] ; enfin ces sauvages Kalmouks, véritable image de ces Huns dont jadis la difformité inspirait autant d'effroi à l'Europe que le redoutable glaive de leur féroce monarque Attila. C'était tout l'Orient accouru pour voir la moderne Sémiramis recevant les hommages de tous les monarques de l'Occident. »


Louis-Philippe de Ségur, Mémoires ou Souvenirs et anecdotes, Alexis Eymery, 1824-1826, pp. 54-55.


UNE DESPOTE ÉCLAIRÉE ?

Une despote éclairée ?


Deux spectres hantèrent l'Europe du XVIIIe siècle : celui, déjà ancien, du prince machiavélien et celui, tout nouveau, du « despote éclairé », expression inventée au XIXe siècle pour désigner entre autres trois souverains, Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie et Joseph II d'Autriche.


Les Lumières de Catherine II ? Il n'est guère facile d'en trouver des traces probantes, si l'on écarte les considérations rebattues sur ses lectures de jeunesse et ses flirts avec les philosophes. Des velléités de débarrasser la Russie du servage, intention probablement sincère qui n'alla pas au-delà de quelques prudents ballons d'essai. Une politique en matière d'éducation plus affirmée, mais qui relevait largement de la propagande à usage externe. Une politique économique qui prétendait instaurer la liberté du commerce et de l'industrie en fait plus étatiste que jamais. Et surtout une volonté de réformer et d'asseoir la législation russe sur des bases rationnelles : c'est sans doute sur ce plan que Catherine II fut la plus constante, justifiant une définition de l'historien Henri Pirenne selon lequel le « despotisme éclairé » était une rationalisation de l'État. Mais cela ne suffit pas à la situer dans le courant des Lumières.


En revanche, Catherine II avait toutes les qualités du prince machiavélien. Son règne (1762-1796) commença et s'acheva par deux coups de maître en même temps qu'énormes scandales : elle prit le pouvoir à la faveur de l'assassinat de son époux et empereur légitime Pierre III, et elle fit disparaître de la carte européenne un grand État vieux de huit siècles, la Pologne, à la suite des trois partages de cette dernière, avec la complicité de la Prusse et de l'Autriche. Ainsi, elle fit de la Russie une grande puissance et étendit ses limites de 518 000 km2. Entre les deux spectres, nous choisissons donc le premier.W. B.


Ci-contre : l'impératrice en tenue de voyage en 1787.


À SAVOIR

Tout puissant Potemkine


Officier de la Garde devenu l'amant de Catherine en 1774, Grigori Potemkine devient gouverneur de Nouvelle-Russie (circonscription de la mer Noire). Il mène une politique de colonisation en Crimée et organise le voyage de 1787. On l'a accusé d'avoir bâti des « villages Potemkine » pour cacher à l'impératrice les tristes réalités. Administrateur doué et commandant compétent, il fait l'objet, après sa mort en 1791, d'une légende noire liée à son emprise supposée sur la tsarine, son arrogance et son goût pour le luxe.

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