vineri, 27 septembrie 2024

 Dans le sanatorium

Les derniers jours de Kafka

Les derniers jours de Kafka

Les derniers jours de Kafka | © Sonia Dauer / Unsplash

Franz Kafka n'avait que 40 ans lorsqu'il a été admis dans une clinique privée de Kierling, près de Vienne, au printemps 1924. Le bâtiment n'a pas changé, mais le rapport de Kafka à la littérature mondiale, si.


De David Granda


« N'est-il pas beau ? », demande la responsable de la salle commémorative Franz Kafka à Kierling, Klosterneuburg. Elle regarde avec enthousiasme la dernière photo que l'écrivain avait fait prendre de lui à l'âge de 40 ans dans un grand magasin berlinois, et qui est devenue depuis une icône. Il y a des moments sérieux où l'on ne peut tout simplement pas s'empêcher de rire. Comme le racontent les biographes de l'écrivain, le jeune Kafka n'a pas pu réprimer un rire lorsque son chef à la compagnie d'assurance lui a proposé une promotion. « Il était le plus bel homme de son époque ».


Dans l'entrée la plus souvent reproduite de son journal, celle du 2 août 1914, Franz Kafka écrit : « L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. - L'après-midi, école de natation ». Presque personne ne sait que Klosterneuburg, à 15 kilomètres de Vienne, possède l'une des meilleures plages de baignade du Danube. Kafka s'y est rendu le 19 avril 1924 parce qu'on lui avait recommandé de prendre l’air. L'écrivain, qui avait anticipé dans son œuvre l'aliénation sociale de la société moderne, le bon nageur, l'aimable végétarien et buveur de bière, l'amant à l'angoisse d'engagement peterpanesque, le génie qui allait être porté à l'écran par Orson Welles des décennies plus tard et chanté par le groupe indie espagnol Sr. Chinarro un siècle plus tard, était mourant.


Cure de silence et morphine

En août 1917, Kafka crache du sang pour la première fois. On lui diagnostiqua une tuberculose pulmonaire. À l'âge de 39 ans, il prit sa retraite de fonctionnaire à Prague et apprit peu après que la maladie s'était propagée à son larynx. Le 11 avril 1924, il fut admis avec une fièvre persistante à l'hôpital général de Vienne, l'un des meilleurs d'Europe. Mais là, il ne put se résigner à la mort annoncée, raison pour laquelle il se rendit au sanatorium privé du Dr Hugo Hoffmann à Kierling, un endroit calme qui fait aujourd'hui partie de la ville de Klosterneuburg, où il espérait trouver la guérison. L'ami de Kafka, Max Brod, à Prague, et l'écrivain Franz Werfel, à Vienne, se chargèrent des formalités.


Kafka n'était pas seul. Il était accompagné de la jeune Polonaise Dora Diamant, qu'il avait rencontrée à la station thermale de Graal-Müritz sur la mer Baltique, la troisième femme qu'il voulait épouser - mais ne l'a pas fait- et de son bon ami Robert Klopstock, qui avait caché de la morphine dans sa mallette pour soulager les souffrances de Kafka. La chambre de Kafka avait un balcon ensoleillé avec vue sur le jardin et la forêt, balcon où il lisait et s'adonnait à sa cure de repos. Le jardin et la forêt existent encore aujourd'hui, et l'ancienne pancarte « Sanatorium » est toujours accrochée au portail qui les sépare. La maison de deux étages située au 187 de la Hauptstraße abrite désormais des appartements privés, dont les anciens locaux de Kafka. L'appartement conçu comme un mémorial se trouve à côté et, étonnamment, d'innombrables Coréen·ne·s le visitent année après année. Il existe en Corée du Sud une grande communauté de fans de Kafka, fascinés par son œuvre.

La légende du feu

Sans Max Brod, Franz Kafka n'existerait pas. Dans une vitrine se trouvent la feuille avec la courbe de température et le dossier médical (Kafka, un homme de 185 centimètres, ne pesait que 45 kilos lors de son admission) ; sur une étagère se trouvent les œuvres qu'il a publiées de son vivant, environ 350 pages de récits, dont La Métamorphose, à côté d'autres œuvres que Brod a sauvées du feu et publiées à titre posthume, environ 3 400 pages. Selon la légende, Kafka aurait ordonné dans son testament la destruction de tous ses manuscrits et Brod s'y serait opposé. Il s'agit toutefois d'une invention de Brod lui-même, qui n'était pas seulement l'ami et l'exécuteur testamentaire de Kafka, mais aussi son éditeur et son premier biographe. Il imagina la bonne stratégie pour que Kafka ne tombe pas dans l'oubli, mais soit connu dans le monde entier.


En réalité, Kafka ne voulait faire brûler que ses écrits intimes, ses récits et romans inachevés, c'est-à-dire les œuvres Le Disparu, Le Procès et Le Château. Nous devons beaucoup à Max Brod, peut-être trop : l'écrivain Milan Kundera a dénoncé le fait que Brod avait trahi son ami en publiant et en révélant ses lettres et ses journaux intimes les plus intimes.

Les larmes de Kafka

Mais la légende imaginée par Brod ne correspond pas à la manière dont Kafka a passé ses derniers jours dans ce sanatorium. Sur le balcon ensoleillé, entre les sorties dans la nature et les cures de silence, Kafka corrigeait de ses dernières forces les épreuves d'Un artiste de la faim (lui qui ne pouvait plus manger). Le jour où il put lire les épreuves du livre qu'il ne verrait jamais publié, les larmes lui montèrent aux yeux.


L'écrivain espagnol Vila-Matas imagina dans Risques & Effets secondaires (non traduit en français) la dernière séquence du 3 juin 1924 : « Lorsque le médecin s'est brièvement éloigné du lit pour nettoyer une seringue, Kafka lui a dit : 'Ne partez pas'. Le médecin répondit : 'Non, je ne pars pas'. D'une voix grave, Kafka répondit : 'Je m'en vais' ».


Dans sa dernière lettre, un jour avant sa mort, Kafka avait écrit : « ... et je ne suis toujours pas très beau, pas du tout digne d'être vu. [...] Ne devrions-nous donc pas en rester là pour le moment, mes chers parents » ?

Auteur

David Granda est écrivain, journaliste et fan de Kafka. Il travaille entre autres pour « El País » et est l'auteur de « Planes para conquistar Berlín » (Libros del K.O.).


Copyright: Texte : Goethe-Institut Madrid, David Granda. Texte crée sous licence Creative Commons Namensnennung – Weitergabe unter gleichen Bedingungen 3.0 Deutschland Lizenz.




99 révélations sur la vie de Franz Kafka

15/05/2021
'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations'
  
12:02

    « Comprendre Kafka est toujours encore une tâche sans fin », estime Reiner Stach dans la préface de son livre intitulé Ist das Kafka ? 99 Fundstücke (Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations). Reiner Stach (1951), qui est un grand connaisseur de l'œuvre et de la biographie de l'auteur du Procès, a réuni dans son livre 99 aspects et épisodes peu connus de la vie de Franz Kafka et cela rend le plus célèbre écrivain pragois plus accessible, plus compréhensible, plus drôle, plus émouvant et finalement plus proche de nous.

    Est-ce vraiment Kafka?

    Franz Kafka (1883-1924) est considéré comme le romancier de l'angoisse existentielle et nous cherchons évidemment dans sa vie les racines et les inspirations de sa vision sombre et troublante du monde. Le livre qui jette 99 regards surprenants sur l'existence de l'auteur ayant profondément marqué la littérature mondiale du XXème siècle démontre que les choses ne sont pas si simples et qu'il y a bien des différences entre Kafka et les héros de ses romans et contes. Est-ce vraiment Kafka ? demande Reiner Stach dans le titre de son ouvrage. Alena Pokorná, éditrice de la traduction tchèque du livre récemment parue aux éditions Argo, explique les raisons qui ont poussé Reiner Stach à écrire cet ouvrage :

    Reiner Stach | Photo: Richard Klíčník,  Argo 

    « Les opinions sur Kafka étaient souvent stéréotypés. On le prenait pour quelqu'un qui écrivait des proses étranges et ténébreuses, qui présentait la vie humaine comme quelque chose d'insaisissable et sans issue. L'auteur de tels textes devait donc être également étrange. On soulignait entre autres que Kafka était malade, qu'il n'était pas capable de nouer des liaisons durables avec les femmes, qu'il était ascète, et tout cela éclipsait d'autres aspects de sa personnalité et de sa vie. Et Reiner Stach cherche à déboulonner ces stéréotypes tenaces avec son livre. »

    Les traits humains d'un visionnaire ascétique

    La biographie de Kafka en trois tomes  | Photo: Argo 

    Reiner Stach a consacré à Franz Kafka une grande partie de ses activités et de sa vie. Déjà en 1987 il publie une monographie intitulée Le mythe érotique de Kafka et son intérêt profond pour l'écrivain pragois a été couronné par la parution de sa biographie monumentale en trois tomes. C'est une œuvre de référence à laquelle il a travaillé pendant dix-huit ans. Il a réuni dans cette trilogie biographique parue entre 2002 et 2014 les résultats de ses recherches infiniment détaillées. Il a exploré des œuvres, des journaux intimes, la correspondance de l'écrivain, des témoignages de contemporains, des documents d'archives, des articles dans la presse et même d'innombrables documents administratifs de l'époque. Mais il lui semblait que ce n'était pas suffisant et a ajouté à tout cela encore un livre mettant en relief les traits humains d'un écrivain considéré en général comme un visionnaire ascétique. Alena Pokorná présente ce livre insolite :

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo: Štěpánka Budková,  Radio Prague Int. 

    « Ce sont de nouveaux petits fragments d'une mosaïque pour compléter le portrait de l'homme et de l'écrivain Franz Kafka. Il y a de petits épisodes de sa vie, des détails intéressants, des corrélations inattendues, sociales et historiques, qui élargissent et complètent l'image que nous nous faisons de Franz Kafka. Ce qui est très intéressant, ce sont les citations des souvenirs de ses amis et des membres de sa famille qui sont évidemment personnels et qui débarrassent l'écrivain des sédiments et de la poussière qui couvrent avec le temps les personnalités célèbres et les transfigurent en idoles vénérés mais exsangues. »

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    Un bon nageur et rameur

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    Le livre se compose de 99 petits chapitres regroupés dans des ensembles plus importants selon des critères thématiques. Dans la partie intitulée Les Particularités, le lecteur apprend entre autres que Franz n'était pas un pâlot névrosé et chétif comme on se le représente souvent mais un jeune homme énergique qui faisait régulièrement des exercices physiques. Et Reiner Stach constate également que Kafka était un bon nageur et rameur et qu'il avait son propre canot sur la Vltava. Il aimait bien boire de la bière, jouait au billard et parfois s'aventurait dans une maison close ce qui était un comportement assez courant chez les jeunes gens de son rang. Par certains côtés il ressemblait donc à ses contemporains, mais il y avait chez lui aussi beaucoup de traits particuliers.

    Les émotions

    C'était entre autres sa sensibilité exacerbée. Alena Pokorná a retenu surtout les chapitres consacrés à ce trait marquant de son caractère :

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    « Des textes intéressants se trouvent par exemple dans la partie intitulée Emotions dans laquelle Stach, se basant sur la correspondance et les Journaux intimes, démontre quelles impulsions ont fait pleurer Franz Kafka. Il s'est mis à pleurer par exemple en lisant un article sur une mère ayant tué son enfant parce qu'elle manquait totalement de moyens pour le nourrir. Une autre fois, c'était une scène poignante dans un film qui l'a fait pleurer. Et il a fondu en larmes aussi après la rupture définitive avec sa fiancée Felice Bauer. C'était probablement le seul moment où Kafka a donné libre cours à ses émotions en présence de quelqu'un d'autre, concrètement de son ami Max Brod. "

    Les aspects comiques et grotesques de la vie

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    Dans une autre partie du livre Reiner Stach donne plusieurs exemples du sens de l'humour de Franz Kafka et de son intérêt pour les aspects grotesques de la vie. Pendant son séjour à la campagne, Franz décrit dans des lettres adressées à des amis avec beaucoup d'humour et d'autodérision son combat contre les souris qui, comme il le prétend, l'assaillent la nuit. Il n'est pas méchant, mais il ne manque pas d'ironie. Il décèle par exemple des traits de porc dans des portraits photographiques de certaines personnalités à la mode et il raconte dans une lettre à son amie Milena Jesenská avec des accents tragi-comiques comment ses sœurs tentaient de le noyer dans une rivière quand il était petit.

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    Kafka en tant que ghostwrighter

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    Il y a en lui quelque chose de profondément sincère qui le fait aimer ou respecter par les gens et il n'a pratiquement pas d'ennemis. En lisant le livre de Reiner Stach, Alena Pokorná a donc découvert un Kafka différent de celui qu'elle  croyait connaître :

    « J'ai été surprise de constater que Kafka était un homme tellement gentil,  tellement attentionné et tellement impressionnable. Ce n'est pas tout a fait évident lorsque vous lisez ses livres. Cela se manifeste entre autres dans le chapitre Kafka en tant que ghostwrighter (une plume) ..."

    Photo: Penguin 

    C'est un souvenir de Dora Diamant, compagne fidèle de Franz Kafka dans la dernière étape de sa vie. Elle raconte un épisode illustrant la délicatesse de la sensibilité de son ami Franz. Un jour, il rencontre dans un parc une petite fille qui pleure désespérément parce qu'elle a perdu sa poupée. Franz invente aussitôt une histoire et raconte à la petite fille que sa poupée a été obligée de partir en voyage et qu'elle lui a écrit cela dans une lettre. Il promet à la petite déjà presque consolée de lui apporter la lettre le lendemain et prend la chose au sérieux. Il rédige la lettre avec soin et précision, la rapporte le lendemain à la petite fille et continue à lui apporter d'autres lettres de la poupée pendant plusieurs jours. La petite apprend que la poupée l'aime toujours, qu'elle ne l'a pas oubliée, qu'elle grandit et va à l'école. Elle s'habitue peu à peu à l'idée que sa poupée mène une vie indépendante. Et lorsque Franz Kafka doit mettre fin à cette fiction fragile, la poupée annonce dans une lettre qu'elle se marie et la petite fille finit par admettre qu'il faut lui donner la liberté pour lui permettre de vivre sa vie.

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    Un accès d'un fou rire

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    De nombreuses photos d'archives accompagnent les textes du livre et permettent au lecteur de connaître les visages de toute une pléiade de personnages ayant joué des rôles plus ou moins importants dans la vie de Franz Kafka. Alena Pokorná constate :

    « Dans le livre il y a beaucoup de documents iconographiques et je crois que c'est bien. Par exemple, il est très intéressant de voir la photo d’Otto Příbram, président de la Caisse d'assurance où Kafka travaillait. Un jour, face à ce dignitaire vénérable, Kafka a été pris d'un fou rire qu'il était absolument incapable de maîtriser. »

    'Est-ce vraiment Kafka? 99 révélations' | Photo repro: Reiner Stach,  'To že je Kafka? 99 odhalení'/Argo 

    Les témoignages des gens qui connaissaient Franz Kafka sont parfois assez différents. Son ami Jiří Langer dira de lui : « Kafka était un homme absolument original. L'écrivain dont la particularité était de cacher le plus parfaitement possible son originalité et de paraître aux gens comme un homme tout à fait ordinaire et l'un d'eux. »

    Pourtant, dans de nombreux témoignages réunis dans ce livre, les amis et les connaissances de l'écrivain évoquent une force discrète qui émanait de lui et se répandait sur son entourage. Sa silhouette svelte d'adolescent, qu'il n'a pas perdue même à l'âge adulte, éveillait la confiance des hommes et les sympathies des femmes. Il semble que Kafka avait le don de rester inoubliable.

    Une tâche sans fin

    Franz Kafka | Photo: Atelier Jacobi,  Wikimedia Commons,  public domain 

    L'auteur de La Métamorphose, du Procès et du Château était un homme secret, désirait le rester et poussait sa discrétion jusqu'à demander à son ami Max Brod de brûler son œuvre. Max Brod n'a pas obéi et il semblait que le secret de Franz Kafka lui pourrait être arraché après sa mort par la publication de ses romans. Ses écrits se révèlent cependant aussi énigmatiques que leur auteur et font surgir d'innombrables questions inquiétantes et sans réponses sur notre existence dans ce monde. Ainsi, un siècle après la mort de l'écrivain, Reiner Stach, qui a consacré une grande partie de sa vie à comprendre Kafka, ne peut que constater que c'est une tâche sans fin.

    Auteur:Václav Richter

    Franz Kafka, l’écrivain sombre et intemporel qui transcende toujours la littérature

    Franz Kafka qui naquit le 3 juillet 1883 est considéré comme l'un des écrivains les plus importants du XXe siècle. Son œuvre, empreinte d'une étrangeté et d'une atmosphère cauchemardesque, reste pour beaucoup une métaphore du déracinement de l'homme contemporain. En résonance avec notre époque, aujourd'hui encore, elle continue d'inspirer et demeure transgénérationnelle.

    Par Florence Dartois - Publié le 03.06.2024 - Mis à jour le 03.07.2024
    0 seconds of 2 minutes, 7 secondsVolume 90%
     
    Exposition Franz Kafka - 1983 - 02:07 - vidéo
     

    L'ANNIVERSAIRE.

    L’œuvre de l'écrivain austro-hongrois, né le 3 juillet 1883, ne cesse d'inspirer et de fasciner. Franz Kafka, qui croyait si peu en son talent d'écriture, est pourtant l'un des écrivains qui a le plus passionné et inspiré. Les textes de Kafka, devrait-on dire, ses univers opaques, poursuivent leur cheminement dans les esprits épris de littérature, mais pas seulement. Ses personnages aux prises avec des situations cauchemardesques, absurdes, souvent fantastiques, offrent des récits intemporels d'expériences universelles, ressenties et donc comprises par delà les cultures, les frontières et les époques.

    L’ÉCRIVAIN.

    Franz Kafka est né le 3 juillet 1883 dans le royaume austro-hongrois au sein d'une famille juive de Prague. Il a deux frères, tous deux morts avant lui et trois sœurs, qui seront déportées pendant la Seconde Guerre mondiale et périront dans les camps nazis. Le jeune homme qui entretient des relations difficiles avec son père, entreprend des études de droit en Allemagne et débute par la suite une carrière dans les assurances. Cependant, il ressent également un attrait pour la littérature et commence à écrire en parallèle de son travail qu'il qualifiait d'alimentaire. L'auteur s'exprime en allemand, la langue majoritaire dans le Prague de l'époque. En 1917, Kafka est atteint de tuberculose. Par la suite, sa santé précaire ne va cesser de se dégrader et l'homme va passer de sanatoriums en maisons de repos. Il s'éteint finalement à l'âge de 40 ans, le 3 juin 1924. Son corps est enterré à Prague le 11 juin 1924.

    Nous vous proposons de commencer cette exploration de l'univers littéraire de Franz Kafka par une archive de 1983 disponible en tête d'article. Elle dresse le portrait de l'écrivain. À l'époque, à l'occasion du centenaire de sa naissance, le musée d'art juif de Paris, situé à Montmartre, avait organisé une exposition intitulé « A la recherche de Franz Kafka ».

    Il était dépeint comme l'un des auteurs les plus énigmatiques de notre temps. « Kafka, grand nerveux, doutant de lui-même, insomniaque, victime de toutes sortes de hantises, tuberculeux… écrivant dans un allemand provincial et se sentant doublement minoritaire. Étranger, à part, en conflit avec une famille qui ne le comprenait pas, avec un père particulièrement formaliste. Kafka poursuivit par la peur de l’impuissance et qui ne s’est jamais résolu au mariage ». C'est cet écrivain, sujet au doute, méconnu de son vivant, qui allait devenir l'un des fondateurs de la littérature moderne.

    Le monde kafkaïen

    Kafka vécut l'écriture comme un besoin viscéral et essentiel, une nécessité douloureuse et un don entier de sa personne, allant jusqu'à la perte de son identité : « une ouverture totale du corps et de l'âme », disait-il. Son œuvre se caractérise par une atmosphère étrange, lourde, parfois absurde, voire cauchemardesque, où la bureaucratie et la société impersonnelle étouffent l'individu jusqu’à l'annihiler. Cette ambiance a d'ailleurs donné naissance à l'adjectif « kafkaïen », qui décrit une situation sinistre ou dérisoire, sans issue. En effet, pour Kafka, l'écriture est assez similaire un tunnel sombre, dans lequel ses personnages s'engagent sans savoir quel sera leur sort ultérieur.

    Mais c'est aussi l’œuvre d'un rebelle qui délivra un message de résistance contre toutes les tyrannies : familiales, conjugales, sociales. Il fréquenta d'ailleurs les cercles anarchistes de Prague aux alentours des années 1910-1912, une influence qui colora deux de ses œuvres, La Colonie pénitentiaire ou Le Procès. Bien que son œuvre soit vaste, seuls ses courts récits, et quelques nouvelles, ont été des succès publics. Parmi ses romans les plus connus, toujours largement étudiés dans les programmes scolaires, demeurent Le verdictLe Procès, L'Amérique et Le Château (texte inachevé), ainsi que des nouvelles dont La Métamorphose et La Colonie pénitentiaire.

    L'archive suivante est assez emblématique des sentiments suscités par la lecture de Kafka. Il s'agit d'un extrait du magazine littéraire de « Lectures pour tous ». Nous sommes en mai 1965 et Pierre Dumayet reçoit l'écrivain et le prix Nobel de littérature (1952) François Mauriac (1885-1970). Lorsque la conversation s'arrête sur Franz Kafka, l'académicien, qui se déclare être un grand admirateur de Kafka, fait une révélation surprenante et particulièrement cocasse.

    0 seconds of 29 secondsVolume 90%
     

    François Mauriac ne relit pas Kafka
    1959 - 00:29 - vidéo

    « J’aime profondément Kafka, l’homme Kafka, mais ses livres !  Mais ses livres, je les ai lus une fois, mais plutôt crever que d’y rentrer (à nouveau). Je n’ai jamais envie de recommencer un cauchemar. Moi, j’ai une peur terrible des cauchemars, mais ça ne m’empêche pas d’aimer terriblement Kafka. Son journal. Oui ! Ses lettres. Oui ! Tout ce qui est lui. Oui ! Mais ses romans que j’admire, je les ai lus une fois, mais je n’y reviendrais jamais » !

    Univers kafkaïen

    Cette réaction, quasiment épidermique, reflète bien la nausée que peut provoquer la lecture d'un roman de Kafka. Avant d'y revenir, nous allons nous intéresser à la correspondance évoquée par François Mauriac ci-dessus. L'occasion de faire connaissance avec l'homme qui permit aux lecteurs français de découvrir Kafka en 1925. Il s'agit d'Alexandre Vialatte (1901-1971). Un écrivain, critique littéraire et traducteur français qui vivait à Berlin au milieu des années 20 et auquel on avait demandé de traduire Franz Kafka en français.

    Celui qui deviendra plus tard rédacteur des « Nouvelles littéraires » et de « La Nouvelle Revue française » s'éprit de l'univers kafkaïen, lors de la parution du roman Le Château. En 1956, il évoquait longuement une autre partie de l’œuvre de Kafka, ses correspondances. Il venait de traduire Lettres à Milena. De longs échanges épistolaires avec celle qui fut capable d'émouvoir Kafka, lui qui eut des relations, souvent compliquées, avec les femmes.

    Dans l'archive ci-dessous, de 1956, Alexandre Vialatte était l'invité du magazine « Lectures pour tous ». Cette correspondance, traduite par Vialatte, datait de 1921-1922, deux ans avant la mort de l'écrivain. Le traducteur racontait les circonstances de la rencontre entre Kafka et Milena Jesenska, une femme mariée, fougueuse et solaire. Leur relation resta platonique et épistolaire, les deux « amants de plume » ne se rencontrant qu'à deux ou trois reprises.

    Tout en lisant quelques beaux passages des lettres échangées, Alexandre Vialatte expliquait que dans ses missives, Kafka se rabaissait, se comparant « à un animal dans la forêt qui ne supportait pas le soleil ». L'astre symbolisait cette femme radieuse et idéalisée. Leur relation, l'auteur la décrivait comme un « amour de tête infiniment vécu ». On retrouvait dans cette correspondance des thèmes chers à l'auteur tels celui de l’impasse, qu’il décrivait comme « une taupe dans un terrier sans issue » face à un mur. Il y avait aussi la solitude, sa relation compliquée à son père... En 1919, il écrivit Lettre au père dans lequel il revenait sur leur relation conflictuelle teintée d'incompréhension. Lettre qu'il n'envoya jamais, mais qui fut publiée à titre posthume, en 1952. Une missive considérée comme une clé de compréhension de l'œuvre de l'écrivain. Sa réflexion, sa sensibilité, son don d'observation d'autrui lui permirent d’aborder des thématiques peu usitées. A l’image de la liberté, un thème récurrent de l’auteur qui n’était pas à rechercher, selon lui, à l’extérieur, dans le mouvement, mais en soi, cet espace intérieur, infini, appartenant à chaque être.

    0 seconds of 9 minutes, 4 secondsVolume 90%
     

     « Toute situation chez Kafka est le nœud gordien (…) C’est sa personnalité qui impose son œuvre à sa vie… On ne peut pas faire de distinction entre l’intérieur et l’extérieur ».

    « Tout ce qui n'est pas littérature m'ennuie »

    Ce sont les traductions d'Alexandre Vialatte qui, avec celles de Claude David, firent autorité dans l'édition des œuvres de Kafka dans la Pléiade à partir de 1976. Mais, bien avant la parution de la Pléiade, il fallut attendre 1964 pour que le lectorat français ait accès à l'ensemble des parutions de l'écrivain. L’œuvre complète de Kafka fut éditée pour la première fois en France à l'occasion du quarantième anniversaire de sa mort. On la doit à Claude Tchou, le créateur du « Cercle du Livre Précieux », dans une édition établie et annotée par l'éditrice Marthe Robert. En juin 1964, à la parution des huit tomes de la collection, Marthe Robert était reçue dans l'émission « La vitrine du libraire » pour présenter les ouvrages illustrés par Louis Mittelberg, alias Tim, l'illustrateur.

    Les textes étaient présentés de manière chronologique et Marthe Robert revenait sur sa démarche. Dans son édition, l'éditrice avait considéré comme incontournable de respecter les ratures et les notes de Franz Kafka dans ses manuscrits et de les reproduire tels quels. La tendance littéraire considérait que Franz Kafka était un auteur sans évolution, ce qu'elle démentait en analysant sa manière d'écrire. Elle racontait que Franz Kafka pouvait écrire onze récits simultanément, avec la même technique de juxtaposition des épisodes, qui étaient, à chaque fois, presque achevés et donnaient tout leur sens au récit. Elle ajoutait que l'extrême subjectivité de ce qu'il racontait, était masquée par une apparente impartialité, un détachement, comme s'il s'agissait toujours d'une troisième personne dont il était question. Ce détachement, si caractéristique des personnages de son œuvre, l'auteur l'avait exprimé ainsi : « Tout ce qui n'est pas littérature m'ennuie et je hais même les conversations sur la littérature. »

    0 seconds of 11 minutes, 0 secondsVolume 90%
     

    La légende du feu

    Dans l'archive précédente, le présentateur évoquait brièvement la légende selon laquelle Kafka aurait demandé à son meilleur ami de détruire toutes ses œuvres, après sa mort, parce qu'il avait une mauvaise opinion de son travail et de ses qualités d'auteur. Cet ami, c'était le poète allemand Max Brod, rencontré en 1901. C'est lui qui publiera la plus grande partie des œuvres de Kafka après sa mort. L'écrivain lui aurait bien demandé, en tout cas par courrier, de détruire une partie de son travail.

    Dans un ouvrage de 1972, il avait d'ailleurs fait paraître une lettre reçue, en ce sens : « Voici, mon bien cher Max, ma dernière prière : Tout ce qui peut se trouver dans ce que je laisse après moi (c'est-à-dire, dans ma bibliothèque, dans mon armoire, dans mon secrétaire, à la maison et au bureau ou en quelque endroit que ce soit), tout ce que je laisse en fait de carnets, de manuscrits, de lettres, personnelles ou non, etc. doit être brûlé sans restriction et sans être lu, et aussi tous les écrits ou notes que tu possèdes de moi ; d'autres en ont, tu les leur réclameras. S'il y a des lettres qu'on ne veuille pas te rendre, il faudra qu'on s'engage du moins à les brûler. À toi de tout cœur. »

    Max Brod n'a jamais clairement démenti cette rumeur, sans vraiment la confirmer. C'est ce que montre l'archive ci-dessous. Il s'agit d'un extrait de l'émission « Le cercle de minuit » de 1997, consacrée à Kafka, dans laquelle Laure Adler avait diffusé une archive allemande de 1965 dans laquelle Max Brod revenait sur cette légende. À la suite de ce document, Claude David, celui qui fit éditer Kafka dans la Pléiade, revenait sur cette histoire.

    0 seconds of 1 secondVolume 90%
     

    Cent ans après sa mort, Kafka reste l'un des plus importants auteurs du XXe siècle. Un écrivain transgénérationnel, dont la lecture se poursuit, de génération en génération. Lui qui ne trouvait rien d'exceptionnel dans ses récits empreints de critique sociale et teintés de surréalisme, ne se démode pas. Bien au contraire. Dans cette période où pointent l'intolérance, l'autoritarisme et la déshumanisation, la modernité de ses textes ont beaucoup à nous dire sur les forces inconnues qui manipulent le destin des hommes à leur insu. Ils ne cessent d'interroger sur la condition humaine et sur notre rapport ambivalent à l’autorité et à la liberté.

    Avant la diffusion du téléfilm « La métamorphose », réalisée par Jean-Daniel Verhaeghe et Roger Vrigny, Jérôme Garcin interrogeait Pierre Desproges, humoriste et Jean-François Josselin, auteur et critique littéraire sur Kafka et cette œuvre en particulier.

    Sur le même sujet

    c’est à peine si j’y suis parvenu ».

    (Franz Kafka, Prague, 1912)

     

    Cette phrase, mieux que toute autre peut-être, illustre le génie ambivalent de Kafka, son art de mêler le tragique et le comique. Elle pourrait à elle seule suffire à moquer l’iconographique bâtie autour de Kafka. Écrite dans son journal, cette phrase clôt une scène qui, au premier abord, peut paraître banale :

    « …J’ai passé la soirée à la table familiale dans une indifférence absolue, la main droite sur le dossier de la chaise de ma sœur qui joue aux cartes à côté de moi, la main gauche posée mollement sur ma cuisse.

    De temps à autre, j’ai essayé de prendre conscience de mon malheur, c’est à peine si j’y suis parvenu ».

    Le visage grave que pourrait évoquer cette quête d’un malheur insondable se mue en sourire face à ce qui ressemble aussi à une dérision de soi-même. A une euphémisation du malheur.

    Kafka ne cherche pas à alourdir l’expression de son ennui. Cette année-là, il n’est plus un adolescent qui chercherait à crier sa « profondeur insondable du mal-être… ». Il a 29 ans. Et rien dans son œuvre ne souffrira jamais d’exagération. Ni l’écriture, sans effets, dans un allemand qui va à l’essentiel : « ne voyant pas seulement l’essentiel, nous voyons moins que l’essentiel » écrit-il aussi. Ni la structure des œuvres, souvent courtes, dont la fin, abrupte, tranche comme un couperet (Le procès) ou sont inachevées (Le Château). Suspendus, in-finis, les romans de Kafka laissent le lecteur du Procès ressentir le poids des fautes incomprises, celui du Château errer dans ses parages.

    Si ces œuvres restent à ce point vivantes, c’est justement que rien d’exagéré, de martelé, d’assené n’est venu donner de certitudes quant à leur sens même : mais il est des adeptes de l’univocité ou pire, du premier degré. Surtout chez les Français. Ainsi l’ambiguïté de son œuvre a-t-elle souvent été reléguée au second plan derrière une vision symbolique, religieuse, prophétique, servant d’icône à ceux qui se complaisent à évoquer une « tristesse infinie »… Camus aimait beaucoup Kafka, son Étranger ressemble à bien des égards à K., cet homme sans nom du Procès ; quant à la pierre que roule son Sisyphe, elle ne peut manquer de faire référence à l’absurde que Kafka ressentait de manière trop lucide.

    Kafka ou « l’horrible imagerie d’une éthique de la lucidité » dira encore Camus. Des mots étrangement sérieux et éloquents pour décrire des romans purs de styles, interrogateurs, drôles et tragiques à la fois. Ce que le génial et complexe auteur de La Chute ne pointe pas assez chez Kafka, c’est l’humour, le jeu artistique. Dans toutes ses œuvres, la lucidité est celle de l’absurde. Un monde, qui, vantant de plus en plus l’individualisme et la liberté au point de les mystifier, semble cependant imposer des contraintes toujours plus fortes, car insidieuses, ériger des murs plus hauts, imposer à l’être un espace de plus en plus exigu, immense mais privé de l’intimité la plus élémentaire. « Je suis seul. Mais eux ils sont tous. » (Dostoïevski, Carnets du sous-sol). Ici, l’oppresseur se nomme la famille (La Métamorphose), l’opinion publique (Le Procès), la hiérarchie (Le Château), tous subis sans possibilité de les comprendre par un Gregor devenu insecte (La Métamorphose), un K. condamné à une mort certaine d’abord (Le Procès), à errer sans fin (Le Château). Dans un geste inconscient, Kafka lui-même abandonne Le Château, le laisse sans fin, comme pour mieux nous abandonner à lui.

    Et à notre sort.

    Alors bien sûr l’œuvre de Kafka peut-elle entrer en résonnance avec le nazisme, les bureaucraties qui vont suivre comme avec l’arrivée des juifs sépharades marocains passés au ddt par les ashkénazes – ce qui aurait pu faire écho à la Métamorphose bien plus que l’holocauste. Sans doute présage-t-elle d’une société où tout ne se sait pas encore (comme dans 1984 d’Orwell) mais où tout se saura. Toutefois, l’œuvre de Kafka n’est pas historique. Elle est l’une des plus atemporelles qui soit. Elle peut et doit être lue ainsi. Camus et Sartre l’ont bien compris, mais leur regard paraît trop français et sérieux, pas assez ouvert pour appréhender la richesse de la lucidité de Kafka. Ils lisent Kafka comme des viennois écoutant Mozart. Ils oublient que c’est à Prague que Mozart, libéré, a pu composer Don Giovanni et l’émanciper des entraves conventionnelles de l’opéra.

    La lucidité, « blessure la plus proche du soleil » (Char), chez Kafka était aussi le fruit d’une blessure physique, d’une maladie qui l’emportera tôt. Et pourtant même celle-ci n’aura pas suffi : « Lorsque le cœur et le cerveau en ont eu assez de supporter la souffrance, ils se sont mis en quête de quelque chose qui puisse les sauver et c’est alors que les poumons se sont proposés » écrit-il à Milena Jesenska (Vivre). Kafka transfigure même sa maladie. Tout est proche de l’absurde, tout peut être prétexte à dédramatisation. Même la mort qui s’annonce. Ce qui est très sérieux n’est pas très sérieux. Si « horrible imagerie » il y a, celle-ci est génie artistique.

    Lorsqu’il lisait les épreuves de La métamorphose dans un café de Prague, Kafka et ses amis – attablés autour d’une bouteille de mauvais vin morave – riaient ! Étendons encore un peu le contexte :

    « Tenir ferme le journal à partir d’aujourd’hui. Écrire régulièrement. Ne pas se déclarer perdu ! Et quand bien même la délivrance ne devrait pas venir, je veux à tout instant être digne d’elle. J’ai passé la soirée à la table familiale dans une indifférence absolue, la main droite sur le dossier de la chaise de ma sœur qui joue aux cartes à côté de moi, la main gauche posée mollement sur ma cuisse. De temps à autre, j’ai essayé de prendre conscience de mon malheur, c’est à peine si j’y suis parvenu ».

    Drama giocoso ! On peut donner à cet extrait un sens tragique. Mais on doit aussi le trouver comique. Kafka est là, qui ne fait rien, dans un appartement de Prague, présent sans l’être, au milieu d’une famille qui, dans la Métamorphose, le prive de toute intimité et ne sait pas reconnaître son humanité derrière une carapace soudainement héritée de la nuit. Cette famille dont l’être qui lui est le plus cher – sa propre sœur – finit par le tuer. L’absurdité des circonstances, la vacuité de la soirée familiale, et son incapacité à s’impliquer en elles, évoquent en Kafka le malheur mais ne l’y plongent point. Vainement, il cherche à saisir ce malheur ou même à en cerner les contours. Est-il trop vaste ? Trop profond ?

    Peut-être n’est-il tout simplement pas si malheureux… Kafka euphémise, transcende son mal-être et sa maladie par des inventions littéraires incroyables d’ambiguïté, tragiques et drôles à la fois. La pudeur d’un mal-être dont le sérieux mérite d’être tourné en dérision. A 40 ans, il sera déjà mort. Tiraillé, comme tout homme, entre le quotidien du monde – Alltag –, l’ennui et l’indolence qu’il suscite, et un idéal – Weltauf – qui pour lui est écrire, Kafka n’évoque toutefois pas une intolérable souffrance intérieure mais se contente de tourner son ennui en ridicule :

    « Je m’ennuie tellement ce soir que je suis allé trois fois de suite dans la salle de bains me laver les mains ».

    Rien de surjoué dans l’expression du tourment. Tourment quasi palpable, ressenti, mais imagé au point de ne pas interdire de rire d’un homme en déformation animée :

    « sensation d’avoir au milieu du corps une pelote qui s’enroule très vite,

    tirant à elle un nombre infini de fils fixés à la surface de mon corps »…

    Tout le génie de Kafka est là : le tourment exprimé avec pudeur. Avec art.

    Tel Don Quichotte par ses exploits chevaleresques, Kafka essaie d’approcher son idéal inexprimable, insaisissable, par l’écriture – « ne pas se déclarer perdu ! ». Don Quichotte rêve ses actes anachroniques connus, reconnus, passant à la postérité, ce que le génie de Cervantès a permis comme nul autre en donnant presque vie réelle au fruit de son imagination. Et même, dans le second livre, une mise en abyme donnant vie au premier livre déjà publié ! Avec le même esprit comique, jovial, Kafka souhaite au contraire son tourment méconnu. Ne se prenant pas au sérieux, il n’a pas su prendre ce qu’il écrivait au sérieux. Il exige de son ami et dépositaire Max Brod qu’il détruise presque tout. Sans doute parce qu’elles ne sont qu’une tentative de prise de conscience du malheur, qu’un reflet imparfait du tourment :

    « Les conversations ôtent à tout ce que je pense le poids, le sérieux, la vérité »…

    Le ressenti est inexprimable avec justesse. Même par soi-même. Qu’il nous pardonne donc d’en parler.

    La philosophie est, selon Paul Valéry, « recherche du sens absolu, isolé des mots ». Elle impressionne et peut illusionner sur la supposée profondeur des mots. Bonheur est de ces mots atemporels, abstraits, totalitaires, qui laissent entendre qu’il pourrait exister ou se définir en dehors de l’homme. L’adjectif heureux, au contraire, est de ces mots indissociables de l’homme, de l’être vivant, du ressenti, de l’instant, du moment. Il impressionne par sa modestie. Il suscite le sourire avec empathie. A ses côtés, le mot littéraire et prétentieux fait rire par sa naïveté. Qu’est-ce que le bonheur ? Un absolu pédant. Qu’est-ce qu’être heureux ? Une sensation fugitive. De temps à autre, nous cherchons à prendre conscience du bonheur mais seule la tentative de prise de conscience du malheur à laquelle s’essayait Kafka nous en approche. C’est à peine si nous y parvenons. Tel le papillon de Hawthorne, les moments heureux viennent parfois se poser furtivement sur notre épaule :

    « Comme la grenadine à l’eau de Seltz vous monte facilement au nez quand on rit ».

    (Franz Kafka, Journal, Paris, 1911, dans un bar devant l’opéra comique

    Pourquoi la magie de Franz Kafka reste-t-elle intacte un siècle après sa mort ? Pourquoi Kafka nous semble-t-il toujours aussi moderne et actuel ? Qu'est-ce qui nous attend en 2024, année du centenaire de la mort de Kafka ? Reiner Stach, le plus grand biographe de Kafka, répond à ces questions.

    De Reiner Stach

    L’écrivain pragois Franz Kafka, mort en 1924 alors qu’il n’avait que quarante ans, est depuis longtemps considéré comme l’un des fondateurs de la littérature moderne. Bien qu’il n’ait publié de son vivant que quelques ouvrages en prose et laissé une quantité exceptionnelle de fragments – ses trois romans sont restés inachevés – son statut de classique de la littérature est aujourd’hui incontesté. Quiconque a choisi l’allemand comme matière principale dans un lycée germanophone, rencontrera inéluctablement Kafka ; de la même façon, les textes de Kafka ont déjà fait l’objet de sujets du baccalauréat dans presque tous les Länder de la République Fédérale.

    Pourtant, même dans le cercle restreint des auteurs classiques, Kafka possède un statut spécial qui sort de l’ordinaire. Il passe en effet, d’un côté, pour un auteur particulièrement difficile, profond, s’exprimant souvent de façon énigmatique, qui n’a cessé d’occuper des générations d’exégètes dans le monde entier ; un auteur dont les textes sont analysés comme des révélations, ligne par ligne, souvent avec une méthodologie de haut niveau. On ne compte plus depuis longtemps les publications qui le concernent ; il est impossible de s’y retrouver parmi les manuels d’interprétation pour professeur·e·s et élèves, édités dans des variations constamment renouvelées. D’un autre côté, aucun autre auteur·e du XXe siècle n’a attiré et inspiré autant d’esprits créatifs, parfois même bien au-delà des frontières de la littérature : illustrateur·e·s, peintres, réalisateurs/-trices, compositeurs/-trices, acteurs/-trices et metteurs/-euses en scène.

    Dans la littérature mondiale, très peu d’auteur·e·s ont bénéficié d’une telle double vie posthume – Seule l’inaltérable influence de Shakespeare pourrait au mieux faire l’objet d’une comparaison avec celle de Kafka. Les œuvres de cet écrivain ne semblent pas vieillir, chaque nouvelle génération de lecteurs ressent l’impulsion de se confronter à elles différemment et même le fait que les textes, en tant que champs de recherches universitaires, aient déjà été jaugés et explorés des centaines de fois n’y change rien.

    Kafka et la hyper-Bureaucratie

    Cette vitalité, que l’on peut aussi clairement mesurer à l’aune du nombre de traductions a été de nombreuses fois expliquée par l’argument que ces auteur·e·s apportent des images marquantes pour les expériences humaines fondamentales ; des expériences que l’on reconnaît et que l’on comprend indépendamment de l’époque et de la culture auxquelles on appartient. C’est indubitablement le cas pour quelques œuvres de Kafka. Il se peut que la toute-puissance du père, dont Le Verdict décrit les conséquences mortelles, ne soit plus considérée dans toutes les parties du monde comme un problème. En revanche, avoir l’impression d’être un corps étranger à l’intérieur de sa propre famille (La Métamorphose) ou être rejeté d’une communauté pour la simple raison qu’on en ignore les règles du jeu (Le Château) sont des expériences qui restent plausibles dans toute communauté culturelle et qu’elles sont ainsi transmissibles par la littérature.

    Mais pour Kafka vient s’ajouter une autre dimension qui est au moins aussi importante pour expliquer sa popularité : il dépeint un monde incontestablement moderne qui a pris des allures inquiétantes. Cela fut tout d’abord mal compris. Les expériences de la terreur totalitaire ont en effet conduit de nombreux/-euses lecteurs/-trices de la première génération à lire Kafka comme un prophète qui aurait anticipé les horreurs du fascisme et du stalinisme. Mais nous lisons désormais ses textes plus attentivement et avec moins de partis pris. Il est alors clair que ces scénarios « kafkaiens » – en particulier dans Le Procès et Le Château – ne nous affectent pas tant parce que leurs héros seraient soumis à une puissance arbitraire ; ce qui est vraiment cauchemardesque, c’est plutôt que ces héros sont continuellement exposés à des situations confuses dans lesquelles ils se sentent observés et privés de leur sphère intime. S’ils demandent des explications, on semble venir volontiers à leur rencontre, mais ils reçoivent une masse d’informations qui ne contient pas le moindre élément pouvant leur être réellement utile. On les laisse s’enliser en les envoyant d’une instance à l’autre, sans que personne ne soit finalement compétent.

    Ce sont des expériences caractéristiques des sociétés de masse modernes, hyper-régulées par la bureaucratie, dans lesquelles, souvent, on ne comprend plus sa propre situation, professionnelle ou financière, qu’avec l’aide de conseiller·e·s. Elles caractérisent encore davantage les sociétés où la communication est de plus en plus anonymisée voire automatisée (réseaux sociauxassistance téléphonique), où on utilise trop souvent de manière abusive les données personnelles et où, de même, les techniques de surveillance s’exercent sur des surfaces qui n’en finissent pas de s’élargir. Quiconque lit Le Procès de Kafka au XXIe siècle y reconnaît quelque chose que l’auteur n’avait pu imaginer dans une telle ampleur, mais qui est tout de même apparu sur son radar social sous la forme d’une tendance menaçante. Cela est certainement l’une des raisons principales pour laquelle nous considérons Kafka comme si moderne et si actuel.

    Kafka et les animaux

    À cela s’ajoute le fait que ses lecteurs/-trices d’aujourd’hui ne se limitent plus depuis longtemps à un petit nombre de textes classiques. Le vaste fonds d’archives laissé par Kafka est entièrement exploité et désormais également accessible dans des éditions peu onéreuses. Les éditions de poche de Fischer, qui rassemblent notamment toutes les nouvelles, présentent plus de quatre-vingt textes. Ceux-ci sont parfois fragmentaires mais, dans l’ensemble, les lecteurs/-trices disposent aujourd’hui d’un panorama littéraire beaucoup plus large et plus coloré, qui dépasse le complexe du père et la thématique de la culpabilité et de la punition auxquels on avait autrefois identifié Kafka avec beaucoup d’insistance.

    Les œuvres en prose, étonnamment nombreuses, où apparaissent des animaux qui parlent et qui pensent, en constituent un bon exemple – c’est un sujet à part entière qui a certes toujours été apprécié des acteurs/-trices de théâtre (Rapport pour une académie – une histoire de singe) mais qui a joué un rôle mineur aussi bien dans les cours au lycée que dans les débats universitaires. On peut tout à fait envisager que ces figures animalières deviennent peu à peu une marque de fabrique supplémentaire de Kafka, surtout si à l’avenir le théâtre et le cinéma les mettent en scène plus souvent et plus intensément qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent.

    Kafka et l'humour

    De la même façon, le regard sur l’humour de Kafka a changé et s’est élargi. Ce regard était au début faussé par des débats philosophiques : Kafka passant pour un « homme de douleurs », avec une dimension existentielle ou religieuse, des scènes burlesques ne convenaient pas vraiment dans ses romans et on les passa par conséquent volontiers sous silence. Cette image a néanmoins été durablement clarifiée au plus tard à partir des années 1990. De plus en plus de lecteurs/-trices perçoivent que la grande majorité des textes de Kafka contiennent des passages explicitement ou implicitement comiques et, si l’on consulte l’ensemble des textes de sa succession, on y trouve un large éventail de récits comiques parmi lesquels apparaissent aussi de multiples exemples où tragique et comique se superposent. Il y a encore beaucoup à découvrir mais il faut se demander dans le même temps si l’humour de Kafka peut fonctionner et être compris au-delà des barrières culturelles, question à laquelle des réponses diverses sont apportées en fonction des publics concernés. Il s’agit là d’un terrain de jeux et d’expérimentations encore peu exploité jusqu’ici.

    Kafka et ses correspondances

    Le monde de la recherche et le grand public ne sont pas encore unanimes pour dire si les quelque 1 500 lettres écrites de la main de Kafka parvenues jusqu’à nous font partie intégrante de son héritage littéraire. Le fait qu’un auteur se situe, y compris dans ses échanges les plus privés, à un niveau d’expressivité linguistique et d’inventivité qui n’a rien à envier à celui de son œuvre est trop inhabituel. En 2024 au plus tard paraîtra chez S. Fischer le dernier volume, longtemps attendu, de l’édition critique de sa correspondance ; cet aspect se trouvera alors, lui aussi, entièrement exploité. Lectures publiques et autres manifestations en lien avec la correspondance pourraient contribuer à faire découvrir la pensée imagée de l’auteur ainsi que son sens du comique à de nouveaux lecteurs, moins rompus à l’écriture de Kafka.

    Kafka sur scène 

    Nous lisons aujourd’hui Kafka d’une manière plus « littéraire » que les générations précédentes. Cela signifie que le plaisir esthétique ressenti pour son écriture, ses fulgurances, ses paradoxes, ses images et ses intrigues déroutantes joue un rôle plus important que l’envie de trouver immédiatement la bonne interprétation. Il est donc tout à fait logique que cette évolution ait ouvert les œuvres de Kafka à des approches toujours plus créatives, voire à une réception kaléidoscopique. Il faut ici mentionner en premier lieu le théâtre. Bien que Kafka n’ait conçu aucune œuvre théâtrale (il n’a pas dépassé le stade des premières scènes dans Le gardien du tombeau), ses textes n’ont cessé d’être déclamés sur scène, ses intrigues et ses personnages ont été vus dans des centaines de variations. En 2015, Andreas Kriegenburg a présenté une mise en scène exemplaire à partir de textes issus de la succession de Kafka (Une cage à la recherche d’un oiseau, Deutsches Theater Berlin). En 2015 également, l’acteur Max Simonischek a transformé en seul-en-scène la nouvelle Le Terrier avec succès. Quant au Kafka Band, il a composé, avec en vedette l’écrivain Jaroslav Rudiš, des textes de chansons à partir des romans de Kafka avant d’intégrer ce matériel musical dans des mises en scène pour le théâtre (Le château en 2015, L’Amérique en 2017, Le Procès 2022).

    Kafka à l'écran 

    Les films réalisés à partir des textes de Kafka ne constituent jusqu’ici une palette aussi large, après les tentatives signées Orson Welles et Steven Soderbergh au XXe siècle. D’innombrables adaptations en courts métrages sont pourtant disponibles, dont certaines peuvent être vues sur Youtube. Le projet Virtual Reality-Experiment VRwandlung (Goethe-Institut Prag, 2018) fut lui aussi suivi dans le monde entier. À l’occasion du centenaire de la mort de Kafka en 2024, toute une série de projets de films sont en préparation, dont un biopic de la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland ainsi qu’une série TV germanophone en six épisodes dans laquelle sa vie et son œuvre seront également mêlés (scénario : Daniel Kehlmann, réalisation : David Schalko).

    Kafka dans la bande dessinée

    Les dessinateurs/-trices de romans graphiques ont désormais aussi jeté leur dévolu sur Kafka. Depuis Introducing Kafka (1993) de Robert Crumb, aujourd’hui devenu culte, sont venus s’ajouter suffisamment d’exemples de ce type pour organiser une exposition sur le sujet. Zámek (Le Château) de Jaromír Švejdík (2013) sort notamment du lot, de même que Die Aeroplane in Brescia (Les aéroplanes de Brescia) de Moritz von Wolzogen dernièrement paru. La récente et spectaculaire publication qui a révélé Kafka en tant que dessinateur (C.H. Beck Verlag, 2021) pourrait encore renforcer cette tendance.

    Kafka, une icône pop 

    Toutes ces activités constituent des signaux convaincants qui montrent que l’œuvre de Kafka a conservé toute sa vitalité, qu’elle est très importante aux yeux de notre époque et qu’on peut toujours autant la « savourer » sur le plan littéraire. Au niveau de la réception, il existe un vaste courant à l’échelle internationale qui relève, en raison de sa portée, de la pop culture et qui s’est beaucoup éloigné du champ des études littéraires. Kafka est devenu une figure littéraire mondiale, son nom et son portrait sont connus même de gens qui continuent de le tenir, de par son origine, pour un auteur tchèque.

    Cela masque bien évidemment aussi les dangers de la popularisation, de la banalisation voire de la commercialisation, qui se manifestent notamment dans le contexte d’une célébration officielle. On pourrait y couper court avec l’argument que l’œuvre de Kafka a, pendant des décennies, réussi à survivre à un bombardement permanent par le biais d’interprétations religieuses, philosophiques, politiques et psychologiques et qu’elle saura donc tout aussi bien s’affirmer contre son appropriation par la culture pop – ce qui semble un peu cynique et qui, de plus, sous-estime clairement l’efficacité, aujourd’hui démultipliée à l’excès, des fausses images.

    L'univers de Kafka se fonde sur son langage

    Il ne faudrait pas perdre de vue, face aux multiples activités qui nous attendent en 2024, que l’univers de Kafka – aussi riche en images et aussi protéiforme qu’il nous apparaisse aujourd’hui - prend racine, in fine, dans sa langue. La forme linguistique de l’œuvre de Kafka est le fondement qui doit rester aussi intact que possible, même avec l’intervention d’autres médias, et qui ne doit pas être manipulé pour obtenir des effets accrus. Par conséquent, il revient au monde des lettres, et tout particulièrement à celui de l’édition, une fonction de préservation car ce sont eux qui exploitent, présentent, expliquent les manuscrits. Mais au XXIe siècle, nous devrions aussi écouter plus attentivement les traducteurs/-trices des œuvres de Kafka en leur proposant des opportunités de discuter ensemble, ainsi qu’avec les lecteurs/-trices – d’une part à cause de la réception globale des œuvres et, d’autre part, parce que les traducteurs/-trices, travaillant au plus près de la microstructure de la langue, peuvent contribuer à éviter les malentendus et les altérations ou encore les simplifications trompeuses et la popularisation.

    Quelles que soient les conséquences qu’aurait notre déconnexion de ce socle linguistique, Kafka les a lui-même anticipées avec précision dans l’un de ses aphorismes : « Il dévore les déchets tombés de sa propre table ; un temps il mange à sa faim, plus que tout le monde, mais il désapprend comment manger à la table ; alors il n'y aura plus de déchets. »

    )

    Exposition Franz Kafka
    Exposition Franz Kafka