joi, 27 aprilie 2023

Borges

 

Borges

L’écrivain argentin1 est célèbre surtout par ses contes fantastiques, qui ont été publiés en recueils. Les recueils les plus connus sont Fictions et l’Aleph.

Pour “dispenser le lecteur de les lire”, ce billet va décrire deux contes : ‘Le Jardin aux sentiers qui bifurquent’ et ‘Le livre de sable’.

Et un troisième à la fin.

Comment illustrer ce billet ? J’ai pris un vieux plan d’une ville et je l’ai découpé. En choisissant les endroits avec des jardins.

Acte 1. Bibliographie !

El jardín de senderos que se bifurcan ‘Je Jardin aux sentiers qui bifurquent’, écrit en 1941, fut publié en espagnol d’abord dans un recueil qui portait le même nom, et l’ensemble des récits contenus dans ce recueil, avec quelques autres contes, fut publié en 1944 sous le titre nouveau de Ficciones ‘Fictions’.

Tous ces récits avaient d’abord paru dans des revues ou des journaux (le plus ancien en 1936) – sauf ‘Le jardin aux sentiers qui bifurquent’ qui était inédit. Le livre a été publié en français en 1951.2

El libro de arena ‘Le livre de sable’, a été publié en 1975 comme dernier récit d’un recueil qui porte le même titre. Le livre a été publié en français en 1978.3

Jorge Luis Borges (1899-1986) est devenu aveugle en 1955, de sorte qu’avant il a écrit, ensuite il a dicté. On a souligné que les contes ultérieurs retrouvent (et c’est le cas ici) des thèmes abordés ou illustrés par les plus anciens.

Le style de Borges est assez personnel pour qu’une impression de déjà vu flotte quand on continue de le lire. Aujourd’hui certains de ses contes sont très célèbres, et l’on a l’impression en les lisant qu’ils appartiennent à la littérature depuis toujours. Borges n’avait pas d’autre but.

Acte 2. Le livre de sable

Un bibliophile accueille un vendeur anonyme et, fasciné, achète très cher un ouvrage sorti d’une valise. A la fin de l’histoire il se débarrasse de l’ouvrage en le perdant parmi les livres d’une bibliothèque publique.

Le premier épisode, celui du vendeur inconnu, copie un épisode majeur d’un roman de Gustav Meyrinck, Le Golem (Der Golem, 1915). Borges admirait ce roman, et il a raconté que c’est dans ce livre qu’il a appris l’allemand – le fait que les titres des chapitres soient monosyllabiques l’avait beaucoup frappé quand il était adolescent. Son amour des anciennes littératures germaniques n’est pas étranger à cette découverte.

Le dernier épisode, celui du livre abandonné dans une bibliothèque, copie une remarque (je ne veux pas passer des heures à la rechercher exactement) de Chesterton, ou peut-être de Conan Doyle, ou peut-être d’Edgar Poe. L’idée est qu’on ne peut pas se cacher dans un désert. On se cache dans la foule. On disparaît dans la foule. Edgar Poe ?

Du livre dont il est question dans le conte, nous savons que c’est un ‘livre sacré’ dont le texte est divisé en versets ; que les pages, comme celles des bibles nous dit le narrateur, sont imprimées sur deux colonnes ; qu’en haut de chaque page on lit un nombre écrit en chiffres arabes – parfois très long, parfois ce nombre porte même un exposant. Le narrateur dit que les caractères de cette écriture imprimée lui sont inconnus (me eran extraños) : il ne peut pas le lire. L’important n’est pas là.

Les bibles sont imprimées sur du papier très fin. C’est pour qu’on ait tout sous la main, en un volume. Dans notre cas, les pages sont si fines qu’à chaque fois qu’on ouvre le livre, on tombe sur une page qu’on n’a jamais vue avant. Quand on répète l’expérience (ce que le narrateur fait explicitement : il insiste sur ce point), on constate qu’on ne retrouve jamais une page déjà vue. En réalité, ce livre semble ne jamais présenter les mêmes pages. L’hypothèse préférée du narrateur est que le livre est infini : non seulement il a trop de pages, mais chaque recherche dans une petite partie du livre nous mène à répéter l’examen comme dans le livre entier. D’une façon qu’aujourd’hui nous dirions fractale.

C’est pourquoi le titre de l’histoire est el libro de arena ‘le livre de sable’, chaque grain très petit, chaque fragment minuscule de la pluie du sablier.

Les critiques ont expliqué que Borges avait déjà abordé ce thème dans d’autres de ses récits célèbres, La biblioteca de Babel ‘la Bibliothèque de Babel’, notamment. Parce que Babel semble une métaphore obligée de l’infini – ou plutôt du monde entier, ce qui après tout n’est pas la même chose.

Acte 3. Le jardin aux sentiers qui bifurquent

Écrit pendant la guerre, ce récit en porte les stigmates. C’est aussi un récit concocté par un Borges qui voit. L’étonnement qui s’installe au cours de l’histoire est bien là, mais les circonstances sont beaucoup moins abstraites. Les personnages sont plus nombreux, pleins de détails. L’intrigue a quelque chose de cinémato-graphique.

Le titre espagnol est El jardín de senderos que se bifurcan ; et non pas de los senderos que se bifurcan. Traduire par ‘le jardin aux sentiers…’ ou ‘le jardin des sentiers…’ introduit un article défini devant ‘sentiers’. En français, il est difficile de faire autrement puisque ‘sentiers’ est déterminé par une proposition relative. Mais en fait il s’agit simplement d’un jardin fait de sentiers qui bifurquent. C’est tout simple.

C’est un film en costumes. Le narrateur attire notre attention sur un détail insignifiant, un bref délai dans les opérations de guerre en France méridionale. Brusquement il évoque la déclaration signée par un doctor Yu Tsun, antiguo catedrático de inglés en la Hochschule de Tsingtao et c’est le récit de ce monsieur qui constitue le récit qui suit, jusqu’à son terme.

Nous sommes embarqués d’abord dans une histoire d’espionnage assez décorative, avec une note en bas de page. Yu Tsun, qui dit ‘je’ dans son propre rapport et devient donc le narrateur portable dans la narration déjà assez bizarre, va tout nous expliquer. Il dit que, trahi, voyant la mort approcher, il se résout à agir. Sa résolution est pleine d’adjectifs. Par la fenêtre, il voit los tejados de siempre y el sol nublado de las seis ‘je voyais les toits de toujours et le soleil embrumé de six heures’.

Dans la suite de la rêverie de l’espion chinois qui travaille pour l’Ennemi, nous retrouvons les méthodes des poèmes de Borges, les préciosités aimables, ‘son bureau aride de Berlin’, ‘dans un silence inutilement parfait’ :

Un oiseau raya le ciel gris et je le traduisis aveuglément en un aéroplane et celui-ci en un grand nombre d’aéroplanes (dans le ciel français) anéantissant le parc d’artillerie avec des bombes verticales.

Un pájaro rayó el cielo gris y ciegamente lo traduje en un aeroplano y a ese aeroplano en muchos (en el cielo francés) aniquilando el parque de artilleria con bombas verticales.

Nous suivons maintenant le subtil espion chinois. Il est né à Hai Freng, et il va vers Ashgrove. Il veut faire parvenir à son chef qu’il méprise, dans ce bureau de Berlin, le nom de la localité à bombarder.

Acte 4. Nous approchons du jardin

Notre protagoniste suit le chemin au sortir de la gare, et se remémore son ancêtre romancier et le Hong Lou Meng, ‘Le Rêve du pavillon rouge’.

Je pensai qu’un homme peut être l’ennemi d’autres hommes, d’autres moments d’autres hommes, mais non d’un pays ; non des lucioles, des mots, des jardins, des cours d’eau, des couchants. J’arrivai ainsi devant un grand portail rouillé.

Stephen Albert reçoit notre homme. Sa maison est pleine de curiosités. Il montre le labyrinthe. Il raconte qu’il a d’abord pensé que le Labyrinthe était un livre circulaire, dont la dernière page est aussi la première.

Je me rappelai aussi [dit Albert] cette nuit qui se trouve au milieu des 1001 Nuits, quand la reine Shéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à raconter textuellement l’histoire des 1001 Nuits, au risque d’arriver de nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte.

Il décrit la solution à laquelle il a abouti :

Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs (…)

L’histoire progresse vers sa fin prévisible, cette intrigue d’espionnage polyglotte. Imbriquée dans ce bref mélodrame, peinte aux couleurs du conflit en cours dans le Vieux Monde, adoptant des espions pittoresques dont la mission se sépare sans cesse de leur destin, l’histoire de Borges semble servir d’écrin à une méditation sur « les chemins qui bifurquent ». Le jardin est un roman, les sentiers sont les départs d’intrigues qui mènent à d’autres intrigues en se démultipliant. Avec un exposant.

Mais la confrontation demeure entre la théorie développée en sourdine (les multiples possibles qui sourdent du présent) et la réalité « verticale » (l’espion est capturé et sera pendu).

Acte 5. Les puits dans les choses

Le récit peut-être le plus célèbre de Borges est ‘La Bibliothèque de Babel’, dont une première version avait paru en 1939 dans la revue Sur ‘Sud’. Il est inclus dans le recueil Le Jardin aux sentiers qui bifurquent en 1941, et ensuite dans le recueil plus ample appelé (1944) Ficciones ‘Fictions’. Cette fois, la logique narrative traditionnelle (un narrateur extérieur introduit un texte dont l’auteur est un acteur) est délaissée au profit d’une utopie. Le narrateur, nous l’apprenons plus loin, est un vieil homme de la Bibliothèque. Il n’en est jamais sorti.

Le texte de Borges a eu une influence mondiale. Il joue avec les escaliers que Piranèse avait rêvés pour ses gravures des Carceri, ci-contre 4. Mais Umberto Eco les retrouvera à travers Borges dans Le Nom de la rose, et Jean-Jacques Annaud ensuite dans le film qu’il a fait5. Le récit a été constamment cité pendant cinquante ans et si on le fait moins, c’est qu’on n’a plus le temps de le lire. C’est pourquoi je suis là : pour rattraper le temps.

Les escaliers identiques, munis de garde-corps, permettent d’accéder à des rayonnages ordonnés en hexagones de facture identique. Mais tous les livres semblent différents même si, peut-on supposer, il est possible que le hasard fournisse un jour deux livres identiques à un homme qui se souviendrait intégralement de tous ceux qu’il a lus. Quand on meurt, les collègues vous basculent au-dessus du garde-corps et votre cadavre chute infiniment, entre les rayonnages.

De cet univers identiquement démultiplié, l’auteur du récit nous donne une définition qu’il affirme classique : la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque et dont la circonférence est inaccessible. Nous y reconnaissons une sentence célèbre et plus classique encore. Blaise Pascal l’a reprise à son compte sous la forme : Dieu est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. La formule remonte (au moins) au Livre des 24 philosophes, sans doute rédigé à la fin de l’Antiquité6 et qui propose 24 définitions de Dieu, dont Pascal a copié la 2e. Elle a été souvent citée et récitée, avant Pascal par Rabelais dans le Tiers livre.7

Il est vain de passer en revue les hypothèses successives du narrateur sur la multiplicité des livres, dont la plupart sont faits de suites de signes qui semblent dépourvus de sens. Sa spéculation principale, et finale, est qu’il existe deux possibilités. Dans l’une, les livres sont tous différents et, malgré l’énormité des combinaisons possibles des lettres dans un livre, cette énormité n’est pas infinie, et la Bibliothèque est finalement limitée ; on pourrait dire : close. Ou bien, peut-être arrivée au bout d’un cycle, la Bibliothèque se répète-t-elle, cette fois infiniment.8

Conclusion

Ces réflexions combinatoires n’auraient eu aucun écho si Borges n’avait su les parer d’intrigue et de prestige.

L’espion chinois qui, sans autre conviction que l’orgueil, tue un homme parce qu’il porte le nom de la ville à indiquer à son chef ; l’engrenage infini des hexagrammes – pardon, des hexagones de la Bibliothèque ; le livre dont les pages se dissolvent comme des grains de sable sont autant d’essais pour donner une consistance narrative à ce qui en est ordinairement privé : l’abstraction ou la stupeur.

De messages ordinairement impossibles et brouillés, Borges parvient à ordonner les lettres et en ressort ce qui n’est, certes, qu’une fiction ; mais victorieuse du non-sens.

NOTICE sur les images. (1, 2, 4, 6, 7, 9) sont des détails d’un plan de Rome (en 1713) dessiné par Nicolas de Fer, et accessible sur Gallica. (3) est l’allure de la 1re édition ; l’image se trouve ici. (5) est un détail de la page 18 d’une ancienne édition allemande (Schiller-Buchhandlun, Berlin) du Golem de Gustav Meyrinck. (8) Un détail (60%) de la planche XIV des Carceri ‘Prisons’ de Giovanni Battista Piranesi. (10) est un détail de la planche XI. Mes scans viennent d’une bonne édition réalisée par Dover Books en 1973.

  1. Prononcer ‘borgesse’. [
    ↩
    ]
  2. Les récits de Fictions, publié chez Gallimard dans la collection ‘La Croix du Sud’ en 1951, puis dans la collection ‘Du monde entier’ en 1957, ont été traduits par Paul Verdevoye et Nestor Ibarra, qui se sont partagé les contes. ‘Le jardin’ a été traduit par Verdevoye. [
    ↩
    ]
  3. La traduction française est de Françoise-Marie Rosset. A été publiée plus tard (1998 et ensuite) une traduction révisée, préfacée et annotée par Jean-Pierre Bernès. [
    ↩
    ]
  4. Le dessinateur et graveur italien G.-B. Piranesi publia en 1750 un recueil de gravures ‘Les Prisons imaginaires’, Le carceri d’invenzione. Ces 14 planches (elles seront 16 en 1761) montrent de complexes espaces souterrains. Elles auront un retentissement extraordinaire. [
    ↩
    ]
  5. Le roman d’Umberto Eco est sorti en 1980, traduit en français par Jean-Noël Schifano en 1982. Il se trouve que Irène Rosier-Catach et moi, sans nous être consultés, en avons aussitôt publié chacun un compte-rendu dans le n°3 (1983) de la revue Médiévales. Mon compte-rendu enthousiaste est accessible ici ou encore ici. Le film de Jean-Jacques Annaud, avec un Sean Connery remarquable, est sorti en 1986. [
    ↩
    ]
  6. Voir Françoise Hudry, 2009, Le livre des XXIV philosophes. Résurgence d’un texte du IVe siècle, Edité, traduit du latin et commenté, Ed. Vrin. [
    ↩
    ]
  7. Rabelais, Tiers livre, ch. 13 dans le passage Pantagruel explique à Panurge que, quand nous dormons profondément, toute digestion terminée, notre âme peut aller tranquillement se promener, et en profite pour retourner un peu dans son domaine ‘sa prime et divine origine et, en contemplation de ceste infinie et intellectuale sphaere, le centre de laquelle est un chascun lieu de l’univers, la circonférence poinct(c’est Dieu selon la doctrine de Hermes trismegistus).’ Voir aussi le Cinquième livre, ch. 47. [
    ↩
    ]
  8. Bien entendu, tout lecteur de cette histoire tend à proposer lui aussi son hypothèse (peut-être différente à chaque fois qu’il relit), notamment du fait que ces livres sont faits de lettres noires (letras de color negro) dont jamais on ne dit qu’elles sont imprimées ; le Bibliothécaire les dit ‘ponctuelles, délicates, d’un noir profond, inimitablement symétriques’ ; on nous dit ensuite, puis on précise dans une “note de l’éditeur”, qu’il s’agit de 25 signes, 22 lettres, la virgule, le point, et l’espace. A la différence du Livre de sable, ce système ne possède pas de symbole numérique. Mais si ces volumes étaient imprimés, il serait scandaleux que chacun soit unique. Il faut donc conclure que s’ils sont imprimés, la Bibliothèque est cyclique, comme le pense et l’espère le Bibliothécaire. [
    ↩
    ]


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