joi, 30 septembrie 2021

Proust / Céleste Albaret

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Livre

«Céleste Albaret», une vie à l’ombre de Proust

Laure Hillerin s’est intéressée à la figure de celle qui fut la servante de l’écrivain. De la tyrannie domestique qui dura huit ans au vide d’après sa mort.
par Yannick Ripa
publié le 30 septembre 2021 à 9h25

Récompensée en 2015 pour son livre la Comtesse Greffulhe du prix Céleste Albaret – qui honore, posthumement, la servante de Proust pour son rôle dans la transmission mémorielle de celui-ci –, Laure Hillerin, spécialiste des figures de la Belle Epoque, ne pouvait que s’intéresser à celle dont la vie serait restée bien immobile si elle ne s’était consacrée, durant huit ans, aux exigences capricieuses de son maître, acceptant sa tyrannie domestique. A travers le moindre geste de la domestique et les souvenirs de cette «captive» volontaire, évoqués, entre autres, dans son Monsieur Proust (Robert Laffont, 1973), cet ouvrage pénètre dans le quotidien de l’auteur de la Recherche, alors que celui-ci se protégeait à l’extrême, de plus en plus reclus dans sa chambre. Ce récit-là ravira, c’est certain, les proustophiles et conduira les autres à découvrir des pans de la personnalité complexe de l’écrivain ; ceux-ci regretteront, cependant, de ne pas toujours être davantage informés sur les personnes évoquées par la biographe ; immergée, de longue date, dans ce passé, elle en oublie, parfois, que son savoir est peu commun.

Etre d’exception

Laure Hillerin n’en parvient pas moins à plonger le lectorat dans l’univers proustien, décryptant dans le corps du texte, dans des annexes fouillées et dans une centaine de pages intitulées «Sources et précisions», les liens entre la réalité et la construction romanesque, repérant, ainsi, les traces de Céleste dans les personnages de la Recherche. Source d’inspiration, celle que son employeur nommait «sa Joconde» pour son éternel sourire, cette «jeune femme en fleurs», son amie, bien qu’il la trouvât souvent trop directive à son égard, la belle et fière Céleste ne vit que pour ce «génie», s’interdisant même la maternité : «Je suis née de la mort de Proust», affirmera sa fille, Odile. De fait, le décès de celui-ci, en 1922, contraint Céleste, d’abord atteinte de sidération, à repenser totalement son avenir. Comment supporter l’anonymat, provoqué par la fin d’une cohabitation avec cet être d’exception, et celle du côtoiement de l’élite littéraire et artistique ? Il lui faut accepter de retomber dans une existence qualifiable de minuscule, ce dont le défunt l’avait prévenue, la devinant vite oubliée de ceux qui la courtisaient pour que ce Cerbère de sa tranquillité baisse la garde !

Retour en grâce

Dans le petit hôtel de la rue des Canettes, acquis par le couple Albaret, l’ancienne gouvernante se sent «orpheline» et «déracinée», sans être vraiment seule, car elle est passée du dévouement à la dévotion ! Proust continue de l’habiter : elle vit à travers lui et il survit à travers elle, alors que son œuvre est vivement critiquée par la jeune génération d’écrivains. Ce sont des admirateurs étasuniens qui, à l’aube des années 50, la sortent de son «purgatoire» et signent ainsi le retour en grâce de celle qui s’attacha à Proust, dans son ombre. La biographe suit, avec brio, cette entreprise de réhabilitation qui verse dans la proustomania, à laquelle Céleste n’est pas étrangère : elle se pose en unique gardienne de la mémoire de Monsieur, contre tous ceux qui prétendent commenter ses écrits, son existence, et qui, plus est, ses mœurs, et qui la méprisent, si souvent. Jusque dans sa modulation vocale, elle réincarne ce «dieu», à côté duquel tout le monde lui paraît «vulgaire», une démarche qui lui vaut même les honneurs de la République. Si la captive de Proust ressemble souvent à la Félicité de Flaubert, elle n’est pas, elle, «un cœur simple».

Laure Hillerin, A la recherche de Céleste Albaret : l’enquête inédite sur la captive de Marcel Proust, Flammarion, 506 pp., 23,90€ (ebook : 15,99 €).
https://www.liberation.fr/culture/livres/celeste-albaret-une-vie-a-lombre-de-proust-20210930_JNAYJSVFGJDFJDC6TM3IQHF3SQ/

marți, 21 septembrie 2021

MARCEL PROUST (1871-1922)

 

Portrait de Marcel Proust par Jacques-Emile Blanche,1892. | Jacques-Emile Blanche 



Lisa Frémont — 28 mars 2020 à 11h02

Il n'y a jamais eu meilleur moment pour lire les 4.000 pages écrites par le plus extraordinaire des auteurs confinés.


(Re)lire Proust à l'heure du 

coronavirus

On a du jeune Marcel Proust l'image d'un mondain invétéré, amateur de salons où règnent de belles hôtesses raffinées, oiseau de passage filant pour Cabourg ou Venise dès que s'annonce le printemps. Et pourtant dès la mort de sa mère en 1905 –Marcel n'a alors que 34 ans–, la souffrance profonde du deuil conjuguée à l'asthme qui le handicape depuis l'enfance le poussent à une claustration qui, à partir de 1910, se fait de plus en plus radicale. Drogué au trional et à la caféine, il demeure reclus dans sa chambre du boulevard Haussmann, tapissée de liège pour atténuer les bruits du dehors. Difficile de ne pas voir un autoportrait dans cette description que donne le narrateur de lui-même dans Sodome et Gomorrhe: «Moi, l'étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci ne voit un peu clair que dans les ténèbres.»

Proust –qui prend souvent froid– a la terreur des courants d'air. Il vit un drap cloué sur la porte pour en limiter le passage, fenêtres soigneusement fermées et volets clos –comme le raconte Jean-Yves Tadié dans son indispensable biographie du romancier (Gallimard, 1996). Il lui arrive bien sûr de se déplacer –en général au Grand Hôtel de Cabourg–, mais c'est pour y mener à peu près la même existence: tout juste s'autorise-t-il une ou deux promenades sur la plage. Lorsqu'éclate la Première Guerre mondiale, il suit le déroulement du conflit depuis sa chambre, lisant sept quotidiens par jour, une carte d'état-major déployée sur le lit pour comprendre les déplacements de la ligne de front. En 1919, un déménagement rue Hamelin, forcé par les circonstances (sa tante vend l'immeuble du boulevard Haussmann), le conduit dans sa dernière demeure –de plus en plus malade et solitaire.

Le plus célèbre des confinés

Or ces longues années d'isolement volontaire correspondent à la période la plus créative de la vie de Proust, celles de l'écriture de À la Recherche du temps perdu. Dans sa vingtaine, Marcel a fréquenté la haute société et noué des amitiés passionnelles qui nourriront la trame romanesque, mais il lui faut, sans aucun doute, le silence, la solitude, une forme d'unité de lieu et de temps, pour écrire son grand œuvre. De la même façon, le confinement imposé par la pandémie actuelle est la meilleure configuration pour la (re)découvrir.

Des documents et lettres de Marcel Proust | Stéphane de Sakutin / AFP

Il y a d'abord le plaisir intense d'un roman où rien ne compte autant que les paysages et leur beauté: idéal pour oublier les murs entre lesquels on est enfermé·e! L'incroyable puissance sensorielle de l'écriture proustienne tire de chaque «nom de pays» égrené au fil des pages une substance poétique, et nous promène dans les jardins d'aubépines de Combray et sur les plages de Balbec avec leurs «murailles de granit rose», des pavés irréguliers de la cour de l'hôtel de Guermantes à la splendeur liquide de la lagune vénitienne. Proust est à ce point maître de son art qu'au sein même de son propre univers fictionnel, il invite son lecteur au voyage dans les livres que lit son narrateur:

«Venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait l'action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l'autre, que celui que j'avais sous les yeux quand je les levais du livre. C'est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j'ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d'un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l'eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson; non loin montaient le long des murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres.»

Le confinement, en donnant l'occasion de lire les sept volumes à la suite, permet aussi de s'y retrouver dans la forêt des personnages proustiens, de ne pas confondre les jeunes filles aimées Gilberte et Albertine, de savourer la métamorphose de Madame Verdurin en Madame de Guermantes, de se souvenir du lien de parenté entre Saint-Loup et Charlus (le premier est le neveu du second). Lire d'affilée la Recherche signifie également apprécier les jeux d'échos entre les intrigues, la similarité dans le sadisme de Mademoiselle Vinteuil et du baron de Charlus, par exemple... Et quand le narrateur s'interroge sur son lien avec Albertine en ces termes «Ma vie avec elle avait-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette?», il est bon d'avoir en tête les volumes précédents.

La richesse du temps

Enfin, c'est dans le silence, le recueillement et la concentration que le narrateur trouve le sens de la vie. Il y a un caractère insatiable de l'analyse proustienne – analysé notamment par Walter Benjamin –, conséquence directe de la vocation du Narrateur :

«Déjà, à Combray, je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m'avait forcé à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou en sentant qu'il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu'ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques (…). Sans doute ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire.»

«Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de sons, de projets et de climats.» Marcel Proust

Le temps lui-même recèle davantage que ce que l'œil discerne au premier abord:

«Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de sons, de projets et de climats.»

Laissons donc Proust nous guider pour transformer ainsi, tels des alchimistes, la substance du temps en réservoir d'une prodigieuse richesse.

Le manuscrit de la madeleine de Marcel Proust

À la Recherche du temps perdu : les manuscrits de Marcel Proust


Ce coffret contient la reproduction de 3 carnets écrits de la main de Marcel Proust. 
Chacun correspond à une étape d’écriture du célèbre passage de 
À la Recherche du temps perdu : l'épisode de la Madeleine

Les manuscrits de Marcel

Très tôt, le jeune Marcel Proust (1871-1922) est attiré par les lettres autant qu’il a la santé fragile. À l’âge où les enfants jouent en toute insouciance, Marcel, atteint d’asthme, se réfugie dans les livres, dont la compagnie le réconforte, entouré de George Sand, Alfred de Musset ou encore Victor Hugo. Issu d’une famille fortunée, il fréquente la famille Bibesco et les salons mondains – comme celui de Madame de Cavaillet, égérie d’Anatole France. Il se lie d’amitié avec Lucien Daudet et Robert de Montesquiou, qui l’introduit dans des cercles encore plus huppés. Titulaire d’une licence de lettres (1895), il commence à écrire un roman, lequel sera édité, de façon posthume, en 1952 sous le titre Jean Santeuil. En 1896, il publie Les Plaisirs et les jours, recueil de textes poétiques, de nouvelles et de portraits, qui n’emporte cependant pas l’adhésion des critiques.

En attendant le succès, et ne renonçant pas à ses espoirs littéraires, il collabore au Figaro et s’adonne à la traduction d’un historien qu’il admire beaucoup, John Ruskin.

Les manuscrits de la Madeleine

Le décès de ses parents, en 1903 et 1905, semble déclencher la possibilité d’écrire pour Marcel Proust, qui esquisse des ébauches d'À la Recherche du temps perdu à partir de 1907, cloîtré dans la chambre de son appartement parisien, boulevard Haussmann, et dans celle du 4e étage du Grand Hôtel de Cabourg. Il travaille essentiellement la nuit, dîne au Ritz, et dort la journée.

"Suis-je romancier ?" se demande-t-il pourtant en 1908. Ses doutes, ses hésitations et ses trouvailles se déploient dans ses Moleskine, ses cahiers d’écolier et de nombreuses feuilles volantes. La Recherche sera longtemps un gigantesque chantier dont l’agencement n’est pas définitif.

Proust cherche, rature, revient en arrière ou saute dans le temps, toujours inspiré. De ces dizaines de milliers de pages où l’écrivain a cherché, raturé, déployé son inspiration, nous avons choisi d’extraire trois passages. Trois carnets, pour la première fois publiés, dans lesquels apparaissent les différentes étapes d’écriture de ce qui deviendra le passage le plus célèbre de la littérature du XXe siècle : l’épisode de la Madeleine.

Le chemin vers la publication du premier tome de La Recherche prendra du temps. André Gide lui ferme tout d’abord les portes de Gallimard – il les rouvrira plus tard, pour le deuxième tome, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, qui obtiendra le prix Goncourt 1919. Les éditions Grasset et Fasquelle acceptent Du côté de chez Swann, qui paraît à compte d’auteur en 1913.

Quatre des sept tomes de La Recherche seront publiés du vivant de Marcel Proust.

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Premières pages de Du côté de chez Swann avec les notes de révision faites à la main par l'auteur. Manuscrit vendu aux enchères paPremières pages de Du côté de chez Swann avec les notes de révision faites à la main par l'auteur. Manuscrit vendu aux enchères par Christie's en juillet 2000 pour 663.750 livres. | 


Décédé en 2018, Bernard de Fallois a légué à la Bibliothèque nationale le fonds des manuscrits de Proust, conservés à son domicile jusqu'à sa mort. L'éditeur avait examiné les papiers que lui avait confiés Suzy Mante-Proust, qui les avait elle-même reçus en 1935 de son père Robert Proust, frère et héritier de Marcel, mort en 1922. Ils sont entrés à la Bibliothèque nationale en 1962, à l'exception des cartons découverts chez Fallois.

Il y avait entre autres découvert les «soixante-quinze feuillets perdus» qui constituent le plus ancien état des prémices du manuscrit d'À la recherche du temps perdu, dont il avait révélé l'existence en 1954 dans sa préface de l'édition de Contre Sainte-Beuve, un recueil de critiques littéraires, commencé par Proust à l'automne 1908, à son retour de Cabourg. Bernard de Fallois avait décidé de ne pas publier tous les manuscrits de Proust contenus dans sept cartons d'archives qu'il gardait amoureusement chez lui, rue Cortambert, non loin du salon de la princesse de Polignac où Proust a situé l'exécution de la sonate de Vinteuil.

Dans son introduction à l'édition des légendaires Soixante-quinze feuillets, Jean-Yves Tadié écrit: «Un petit enfant pleure à Combray, et il en sort un chef-d'œuvre.» Mais tous les petits enfants qui pleurent en espérant le baiser du soir de leur mère qui n'arrive pas n'écrivent pas un chef-d'œuvre. C'est dans ses souvenirs d'enfance, rédigés sans chronologie, que se trouvent les clés de la croissance de ce matériel apparemment simple qui va se complexifiant et se métamorphosant, s'effaçant presque tel un palimpseste, pour révéler une cathédrale de 3.000 pages.
De Sainte-Beuve à «La Recherche»

Pendant l'été 1908, fatigué, comme souvent, Proust avait d'abord pensé écrire un article pour Le Figaro mais, six mois plus tard, Contre Sainte-Beuve s'était métamorphosé en un essai de 300 pages, se présentant comme une suite de conversations avec sa mère au sujet de Nerval, Baudelaire, Balzac et Flaubert. Cette somme deviendrait la matrice de Du côté de chez Swann, publié en 1913. «Maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un article que je veux faire sur Sainte-Beuve.» Bientôt, Sainte-Beuve sera abandonné au profit du récit qui s'élabore.

Dans ces pages qui ne sont pas seulement des réflexions sur la littérature, Proust évoque également nombre de ses amis rencontrés dans les salons, tels la comtesse Greffhule, Geneviève Straus ou Robert de Montesquiou qui croiront un jour se reconnaître dans les personnages de La Recherche: Charlus, Saint-Loup, Gilberte, Odette de Crécy, Palamède, Basin et Oriane de Guermantes, Madame Verdurin, Morel, pour n'en citer que quelques-uns.

Les analyses critiques seront finalement retirées au cours des multiples montages du roman.

Parmi ces chemises remplies de manuscrits de la main de Proust, de nouvelles brèves, des notes, des esquisses dont on retrouvera des traces dans La Recherche. Mais, en 1908, l'écrivain n'a pas encore trouvé le code génétique de sa croissance. Nombre d'éléments rédigés sur ces feuillets, sans cesse remaniés, seront au cours des années de gestation du roman insérés, retirés, déplacés à différents endroits dans les états des différents montages. Proust, à ce stade de la narration d'épisodes discontinus, négligeait de les raccorder, car il ignorait encore où ils allaient migrer. Dans la présente édition, les pages ont été ordonnées selon l'ordre dans lequel elles apparaissent dans À la recherche du temps perdu.
Esquisses d'un chef-d'œuvre

Il est difficile d'établir la chronologie de l'évolution des visions successives du roman en train de croître, car Proust ne datait ni ses manuscrits ni sa correspondance. Jean-Yves Tadié a classé les feuillets, tous rédigés sur le même papier, utilisés pour d'autres écrits dont les dates sont connues, à l'aide d'indices comme des événements attestés ailleurs.

Les infinies variations des scènes essentielles et primitives de La Recherche nous sont présentées accompagnées d'un important appareil critique établi par Nathalie Mauriac Dyer. Tout d'abord, le désespoir de devoir aller se coucher, puis la scène du baiser de «Maman» dont on découvre qu'elle trouve sa source dans la belle maison d'Auteuil de l'oncle maternel Weil, plutôt qu'à Iliers, qui va bientôt s'effacer devant Combray, où une biscotte, puis un morceau de pain rassis trempé dans une tasse de thé, éveillant la mémoire involontaire, se transmuera en l'immortelle madeleine plongée dans une infusion dans la chambre de la tante Léonie, à Combray.

Au fil des esquisses qui ne se répètent jamais selon les mêmes séquences, tels les acides aminés du code génétique, on suit aussi la structuration progressive des deux «côtés», celui de Guermantes/Villebon, et celui de Meséglise. Mais Balbec ne porte pas encore son nom.

De même, la grand-tante ne s'appelle pas encore Léonie. Adèle Berncastell (1824-1890), la grand-mère maternelle au jardin qui apparaît trois fois est confondue avec l'épouse de l'oncle Weil, et cette même grand-mère sera un peu plus tard aussi assimilée à Jeanne Clémence Weil (1849-1905), la mère de l'écrivain. Leurs prénoms réels disparaîtront. Adèle deviendra Cécile, Octavie et finalement Bathilde.

La bonne grincheuse ne s'appelle pas encore Françoise et n'en a ni la silhouette, la voix ou les traits. Apparaissent déjà deux jeunes filles aperçues sur la plage, la mort de la grand-mère, Venise, les dîners et les soirées dans le jardin de Combray.

Swann n'est pas encore entré dans le jardin de tante Léonie. C'est M. de Breteville qui est le visiteur du soir, inspiré par l'oncle Weil –ce que Proust ne reconnaît pas– et par Charles Haas –ce qu'il admet.

Mais le moteur unificateur n'est pas encore venu: le souvenir des chambres, qui lui permettront de développer et de relier les différents courants de sa narration.
À l'ombre de la judéité

Progressivement, Proust va dépouiller ses personnages de leurs noms réels, notamment ceux des membres juifs de sa famille, comme l'analyse finement Nathalie Dyer, qui cite cette phrase de Proust à propos de Charles Swann, dans le cahier 69: «Peut-être son origine juive en était-elle un peu cause qui [...] donnait aussi, par le souvenir des humiliations qu'il est bien rare qu'un juif n'ait pas éprouvées dans son enfance, une sorte de crainte d'être méprisé, mal jugé.» Ces lignes sont inspirées par le souvenir de l'oncle Louis Weil. Proust n'écrit jamais que la judéité se rattache à sa famille, pas même à sa mère adorée. Dans La Recherche, Gilberte, la fille de Charles Swann, finira par renier son nom pour lui préférer celui du deuxième mari de sa mère, et devenir Mademoiselle de Forcheville.

Nathalie Dyer remarque aussi que jamais Proust, ni dans son œuvre ni dans sa correspondance, ne mentionne Adolphe Crémieux, ardent défenseur des droits des Juifs d'Algérie notamment, alors qu'il était son arrière-grand-oncle par alliance. Pourtant, ce dernier avait signé l'acte de mariage de ses parents le 3 septembre 1870.

Tout ce qui concerne la judéité n'est jamais évoqué frontalement mais de façon cryptée, alors qu'en France, l'antisémitisme enflamme la société et la presse: La Libre Parole, L'Action française. Il ne peindra pas la vie de sa famille juive assimilée en France. Nathé Weil l'emmenait avec lui déposer un caillou sur la tombe de ses parents au cimetière du Père-Lachaise. Jeanne Weil se maria avec Robert Proust, qui était catholique, accepta de voir baptiser ses enfants, mais ne se convertit jamais. Marcel et Robert firent venir un rabbin pour dire le kaddish lors de sa mort.

Proust écrivit cependant à Emmanuel Berl pendant la Première Guerre mondiale: «Ils ont tous oublié que je suis juif. Moi pas.»

Proust trouva la solution en inventant le juif Swann qui, comme l'écrit Nathalie Dyer, lui permit de camoufler la judéité de sa famille. Et parfois de donner de Nathé Weil, son grand-père, un portrait contradictoire et provocant puisque «n'aimant pas les juifs».

Les prénoms véritables sont effacés car, écrit Proust: «Un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes les noms sont effacés.»

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Comment Marcel Proust s'est inspiré de la clientèle huppée du Ritz pour écrire «À la recherche du temps perdu»

Nicolas de Rabaudy — 2 mai 2021 à 12h07
C'est en observant la faune de l'établissement que l'écrivain, arpenteur de restaurants chics à Paris, a meublé son œuvre.


À la manière d'un chercheur de scoops, Proust voulait de l'inédit, de l'énorme, de la vérité... | Jacques-Émile Blanche via Wikimedia Commons
On célèbre en 2021 le 150e anniversaire de la naissance du grand écrivain (1871-1922) dont À la recherche du temps perdu reste une œuvre majeure du XXe siècle publiée dans la Pléiade en 1954 puis chez Gallimard en 1999.



Les sept volumes d'À la recherche du temps perdu publiés chez Gallimard. | B.C.

Le 1er juin 1898, il pleut sur Paris. Marie-Louise et César Ritz, citoyens suisses, inaugurent en grandes pompes l'Hôtel Ritz, place Vendôme. Marcel Proust, invité, regarde tout ce beau monde qui se presse dans le salon Psyché au rez-de-chaussée. Les personnages d'À la recherche du temps perdu (sept tomes) sont ici en habits (le smoking n'existe pas encore) et robes du soir, heureux d'être là. Des privilégiés de la haute dont certains membres seront des habitués du bar aux cocktails inédits, du restaurant au plafond bleuté et des chambres et suites au mobilier de style Louis XV: les suites les plus demandées donnent sur la place Vendôme, celle du prince de Galles, grand client, est dotée d'une salle de bains, la première de la grande hôtellerie de luxe en Europe.




Marcel Proust en 1895. | Otto Wegener

Qui sont ces gens? Pour la plupart, ce sont des aristocrates ou des rich and famous, aguichés par l'événement parisien arrosé du champagne de la Veuve Clicquot servi dans des coupes de cristal: Boni de Castellane, la comtesse de Pourtalès, la princesse Lucien Murat, le grand-duc de Russie, Calouste Gulbenkian magnat du pétrole, les Gould, les Vanderbilt, les Morgon, la duchesse d'Uzès, le duc et la duchesse de Morny, la princesse de Fürstenberg et l'Aga Khan fier de se proclamer premier client du Ritz. Que du beau monde, titré ou non.

Les hommes, ducs, princes et fortunés de la vie ont l'œil sur Liane de Pougy, Émilienne d'Alençon, la Belle Otero. Ces créatures de plaisirs, «les horizontales», sont attendues chez Maxim's pour la fin de la nuit.

La clientèle huppée, souvent bien née, les plus fameuses personnalités du gotha français, anglo-saxon et d'ailleurs, ont répondu présent, ce qui pour les propriétaires, sur le qui-vive, sera un gage de succès. Il s'agit de lancer le palace «à l'allure meringuée» qui provoque chez Jean-Paul Enthoven, auteur avec son fils du Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, (Plon) «le plus authentique des frissons».


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Le «petit loup»

Dans Le Figaro du lendemain, on pouvait lire: «Le Ritz est-il un hôtel à voyageurs? N'est-ce pas plutôt la maison d'un grand seigneur dans le quartier de Paris où il y a le plus de monde et le moins de bruit? Une grande maison alors.»

Le Ritz de Paris, en dépit de la profusion de beaux hôtels à venir dans la capitale (Le Meurice, Le Grand Hôtel place de l'Opéra, Le Plaza Athénée), n'aura jamais de rival car les propriétaires, les personnels (de 300 à 500 employés) et les résidents, ont bâti avec le temps une légende dorée quasi mythologique, unique dans la collection des palaces cinq étoiles de la Ville lumière. Si quelqu'un vous dit: je vis au Ritz côté Vendôme, c'est le nec plus ultra, le choix suprême. Il n'y a rien de plus chic, de plus désirable dans le monde des voyages en Europe.

Marcel Proust a été avec Ernest Hemingway et quelques autres (Jean Cocteau, Gabrielle Chanel, le grand photographe Robert Capa) l'un des atouts de cette position dominante à Paris, «la gloire» écrit l'historienne américaine Tilar Mazzeo dans son livre 15 place Vendôme.

D'ailleurs, le «petit loup» (Marcel Proust), le voilà en cette première soirée de mondanités… proustiennes, place Vendôme. Ce ne sera pas la dernière. Maîtresse de maison omniprésente, Marie-Louise Ritz a noté la présence de Marcel, «petit ténébreux, nerveux, s'effaçant derrière je ne sais quel personnage considéré comme le plus important».

Marcel Proust, l'écrivain solitaire, fuit son appartement au 102 boulevard Haussmann puis celui de la rue Hamelin (75016) pour les salons du Ritz. Il arrive très tard le soir vers minuit et il soupe dans un cabinet particulier avec Paul Morand qui admire le style de «la Recherche».

Son mentor et ami Olivier Dabescat, né dans le pays basque, occupe la fonction en vue de premier maître d'hôtel qui connaît et cajole le petit monde du Ritz. Il a été débauché par César Ritz lui-même du grand restaurant Paillard près de l'Opéra, et grâce à son entregent, à son œil, à sa prestance, il est devenu l'un des piliers du palace, un professionnel façon Brummell, rompu aux bonnes manières, incontournable à l'accueil et au restaurant décoré de tentures lourdes et de fauteuils profonds.





César Ritz. |

Le diabolique Olivier a mis au point l'art de faire croire à chacun de ses clients qu'il était son préféré: «J'ai la meilleure table pour vous ce soir.» Même si c'était du baratin, il s'arrangera vaille que vaille.

Arpenteur de restaurants chics à Paris, Marcel Proust a abandonné Larue, place de la Madeleine (qui a fermé ses portes en 1954) et Prunier rue Duphot, ses courants d'air (incroyable scène où Saint-Loup marche sur les tables), ses poissons ou crustacés livrés en camion réfrigéré des ports bretons pour la table très élégante du Ritz. Dans les salons, il y a un feu de bois. Proust souffre d'asthme, il est frileux et de santé fragile.

«Le personnel du Ritz est si obligeant que je me sens chez moi et que je suis moins fatigué ici», écrit-il à son ami le duc de Guiche. Et puis l'écrivain du souvenir s'entend bien avec Olivier, on les voit souvent à deux parcourir les allées du bois de Boulogne.


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Le maître d'hôtel à l'œil exercé raconte à Proust ce qu'il a vu et observé des manies, des obsessions, des manières de la clientèle des beautiful people qui hantent le Ritz: ce sera la matière vivante de la fabuleuse Recherche –1.230.000 mots d'après les Enthoven, biographes de l'écrivain.

Marcel Proust se nourrit de plats simplissimes, poulet rôti, sole nature au citron, bœuf mode de Céleste Albaret, glaces au chocolat et à la framboise, il raffole de la bière glacée du Ritz qu'Olivier, dévoué, fera livrer chez lui. L'écrivain donne des repas dans les salons privés du palace.



Le salon Proust. | Le Ritz Paris

Le 1er juillet 1907, il convie à dîner Gaston Calmette, directeur du Figaro, admirateur de l'écrivain, Gabriel Fauré son musicien préféré, Anna de Noailles, les Clermont-Tonnerre, Henri Béraud l'écrivain, et d'autres membres de la cafe society du Ritz. Voici le menu d'un dîner Proust des débuts du XXe siècle, recettes d'Auguste Escoffier, chef prestigieux du palace, en 1900:


Caviar et champagnes Clicquot et Krug
Consommé Viveni
Mousseline de sole au vin du Rhin
Queues d'écrevisses à l'américaine
Escalope de ris de veau favorite
Perdreaux truffés, salade
Asperges vertes en branches
Coupe aux marrons, friandises

Marcel Proust, un soir, veut laisser 300 francs de pourboire, ce que ses invités trouve excessif. L'écrivain généreux donne plus.

Dîner dehors est une innovation pour la caste des nantis qui ont un chef à demeure (comme André Guillot, chef de l'écrivain Raymond Roussel) ou une cuisinière venue de sa province recrutée par la maîtresse de maison. On reçoit chez soi, c'est l'usage.

Conçu par Auguste Escoffier, roi des cuisiniers de l'époque, le restaurant du Ritz a été lancé par César Ritz et ce chef de génie, inventeur de la cuisine des produits, des apprêts et des sauces. C'est lui qui a imaginé la brigade des cuisiniers, des entremettiers, garde-manger, pâtissiers… Parti à Londres ouvrir Le Savoy, Escoffier a confié la composition et l'ordonnancement des menus au chef Georges Gimon que les Ritz ont promu et soutenu.

Pour ses repas, Proust s'en remet aux conseils d'Olivier qui a la charge de faire livrer chez l'écrivain des plats du jour servis chez lui par des demi-maîtres d'hôtel, repérés par Proust lui-même. Ainsi, l'un d'eux, Henri Rochat, valet de pied, obtint un job en Amérique grâce à une recommandation de Proust qui avait du cœur, de l'affection et plus pour ces garçons élevés dans le culte du service.

D'après André Maurois, romancier, essayiste, élu à l'Académie française en 1938, les invitations de l'auteur de Jean Santeuil étaient destinées à lui procurer des informations sur l'ennemi, c'est-à-dire le monde extérieur –avec l'âge, Proust sortait de moins en moins. Pour Jean-François Revel, Proust «dîne en ville, mais ne mange jamais». Mais l'écrivain solitaire écrit un billet à sa cuisinière en 1909: «Je voudrais que mon style soit aussi brillant, aussi clair que votre gelée.»

Le célèbre guide Baedeker 1908 écrit que «le restaurant du Ritz, L'Espadon tient une position exceptionnelle dans le monde parisien de la restauration, César Ritz aimait les poissons. L'Hôtel Ritz n'est pas grand, mais la table est d'une taille agréable, ce qui fait que le grand hôtel est avant tout un bon restaurant et ensuite un palace. C'est le restaurant des étrangers les plus chics de Paris et le nombre d'Anglais, d'Américains, de Russes et d'Espagnols dînant ici dépasse toujours grandement celui des Français».





Salle du restaurant L'Espadon à l'Hôtel Ritz. |


Afin d'égayer la clientèle oisive –les résidents qui n'ont pas d'occupations en France, ils veulent jouir de la vie parisienne– les propriétaires familiers des rich and famous ont organisé au Ritz en janvier des soirées à thèmes distrayants, dépaysants, «de l'Équateur au Pôle Nord et retour au Ritz, voici de la glace partout, une forêt de palmiers comme sous les Tropiques et une ambiance de pays polaire».
Un renseignement «capitalissime»

Un grand hôtel, oui bien sûr. Au début du XXe siècle, on compte 100 chambres, 70 salles de bains, 230 euros la nuit, 300 euros avec bain, petit déjeuner à 34 euros, déjeuner et dîner à la carte, pas de menu. Dîner privé, menu spécial de 500 à 1.000 euros par personne. Pour César Ritz, ardent pêcheur à la ligne même dans sa chambre sous les combles, c'était «la petite maison à laquelle il était fier d'attacher son nom».




À l'Hôtel Ritz, la suite Marcel Proust. | Vincent Leroux

Que fait l'auteur d'À la recherche dans les murs du Ritz? Il meuble son œuvre, il observe, il se renseigne sur la faune ritzienne. L'écrivain a tissé un réseau d'espions, d'agents bien dressés, rétribués, au premier rang desquels Olivier Dabescat et son adjoint Camille Wixler, un fin limier qui a remarqué que le duc de Lévis-Mirepoix a osé boire du porto avant 18 heures ou que la princesse Van Reeth portait des escarpins rouges avec une robe myosotis.

L'infatigable Wixler envoyé par le petit Marcel ira sur les marchés parisiens afin de noter les cris et boniments des camelots («merlans à frire», «à la bonne crevette», «de la raie toute en vie»).

Quand il a besoin d'un renseignement «capitalissime» (la couleur d'une étoffe, un secret sexuel, un détail généalogique), Proust accepte les invitations de la princesse Soutzo, l'épouse de Paul Morand dont les dîners regorgent de bavards qui savent ou croient savoir ce dont les journaux ne parlent jamais. Proust devient alors, selon le mot de la fidèle Céleste Albaret, «le pèlerin de ses personnages».

«Parfois, il rentre bredouille et il est furieux. Deux heures trente de perdues, chère Céleste, vous vous rendez compte…», racontent les Enthoven, père et fils. Il déplore l'absence du valet de pied qui justement était le seul à savoir si…


Proust soupçonne Paul Morand d'avoir monopolisé la conversation avec Jean-Louis Vaudoyer, futur académicien, dont il espérait obtenir quelques détails sur la technique «Vermeer». À la manière d'un chercheur de scoops, Proust veut de l'inédit, de l'énorme, de la vérité. «Est-ce que le duc de Clermont-Tonnerre descend de Charlemagne et Albert Le Cuziat du valet de chambre du prince Radziwill, dit-il en rapportant la devise princière: parler femmes est incivil chez Constantin Radziwill. Céleste qui le détestait le comparait à un drôle de potage, réplique de femme aux fourneaux.»

Comme Olivier, le pilier du grand hôtel sait tout sinon il invente, le Ritz demeure son quartier général d'enquêteur et écrivain, les détails accumulés par le créateur de Madame Verdurin font sourire –c'est son miel.

«Est-ce que la princesse Metternich a bu du champagne ou du vermouth avec sa sole, et Diaghilev a-t-il effectué un entrechat après son dîner avec un grand duc de ses relations?»; «Olivier Dabescat s'est laissé capturer dans les filets de la prose proustienne», écrivent les Enthoven. «Le petit Marcel fit-il une bonne pêche ce soir-là? Passe-t-il un bon moment sous le plafond horriblement comique du restaurant?», questionne Olivier, inquiet.

À coup sûr, car le Ritz qu'il décrivait grâce à ses espions comme «une oasis d'horreur dans un désert d'ennui a été l'endroit du monde où il se sentait de plus en plus à l'aise», notent les Enthoven quasiment entrés dans le cerveau du petit Marcel.

Reprenant une réflexion de Truman Capote, auteur de Prières exaucées, les Enthoven père et fils en viennent à conclure à propos de la faune du Ritz stigmatisée par le génial écrivain de À la recherche lançant à Olivier: «Croyaient-ils donc que je les voyais par plaisir tous ces gens?»

Marcel Proust nourrissait son œuvre mémorielle dans les salons du palace.
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Un ouvrage consacré aux finances de l'auteur de la Recherche nous rappelle que s'il a été un romancier aussi génial, c'est aussi parce qu'il a été un grand dépensier.

Jean-Marie Pottier — 26 juin 2017 — Temps de lecture : 11 min

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Comment ne pas se laisser intimider par la lecture de Proust

Quora — 10 juillet 2021 à 9h00
Sautez dans le bain. Qu'avez-vous à y perdre?

La dernière page du manuscrit d'À la recherche du temps perdu. |


Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d'autres, spécialistes du sujet, leur répondent.

La question du jour: «Comment aborder l'intimidant Proust?»

La réponse de Nelson Pollet:

Un ami m'a dit un jour: «Je pense qu'il faut posséder un bon niveau en littérature pour lire Proust!» Pensez-vous qu'il faille étudier l'histoire de l'art pendant des années pour être sensible, ému, touché par un tableau de Rembrandt? Pensez-vous qu'il faille étudier la musicologie pour pleurer ou se réjouir sur les notes de Vivaldi ou de Satie? La littérature est un art qui comporte mille compositions auxquelles nous sommes ou non sensibles, il me semble que ce n'est pas plus complexe que cela.

Bien évidemment, les auteurs et les autrices souffrent parfois d'idées reçues, de clichés ou d'a priori qui les desservent quelque peu –Marcel Proust ne fait pas exception. L'élément qui me revient le plus fréquemment aux oreilles est la longueur de ses phrases. Je ne peux pas le nier: Proust est un auteur qui prend son temps et qui développe au maximum les phrases qu'il compose, ce qui peut impressionner, intimider voire effrayer le potentiel lectorat.

Il est tout de même amusant de souligner que La Recherche commence avec une phrase courte et construite simplement: «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.»
Aie confiance

Lorsque l'on veut lire Proust –mais cela vaut pour n'importe quel auteur ou autrice–, il me semble important de se mettre en tête qu'il s'agit d'une lecture qui exige de prendre son temps. Pour suivre le rythme des phrases. Pour apprécier les descriptions. Pour pouvoir être complètement transporté à une époque et dans une société très différentes des nôtres.

La question qualifie Proust d'intimidant, mais j'ai la sensation que le lectorat, surtout les lecteurs occasionnels, trouvent intimidant l'ensemble des auteurs et autrices que l'on qualifie de «classiques», qu'il s'agisse de la littérature française ou étrangère.


La difficulté avec la littérature, quelle que soit sa nationalité ou sa langue, est qu'elle sollicite principalement notre sensibilité, laquelle évolue incessamment tout au long de notre vie. Par exemple, lorsque j'avais 14 ou 15 ans j'étais très peu sensible à Voltaire. Puis, le temps passant et la philosophie étant passée par là, j'ai appris à l'apprécier et à en percevoir toute la richesse. Il en va de même pour Proust.

La littérature est une affaire de rencontres: parfois on lit un auteur ou une autrice que l'on adore à 15 ans, que l'on déteste à 30 et que l'on redécouvre avec plaisir à 60. C'est ce qui, selon moi, en fait l'une de ses beautés: nos lectures et notre rapport à la littérature s'enrichissent de nos expériences vécues.


Prendre le temps d'aimer Swann

Comment aborder Marcel Proust? Oui, je mets de côté l'aspect «intimidant»: pour écrire ce que je dis souvent à quelques personnes avec lesquelles je parle de littérature, les auteurs et autrices sont des hommes et des femmes comme nous qui ont exprimé une expérience singulière à travers leurs œuvres mais qui peut créer un écho dans l'universel puisque «je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger» pour citer encore et toujours ce cher Térence.

Au risque de vous décevoir, je ne possède pas la recette miracle pour répondre à cette question. Par ailleurs, j'aime assez les propositions faites par Jean-Pascal Mouton tout en étant d'accord avec le commentaire de Franck Antoni laissé sous la réponse du premier utilisateur que j'ai évoqué.
Il est souvent conseillé aux lecteurs et lectrices qui n'ont jamais lu une ligne de Proust de débuter leur découverte grâce à «Un amour de Swann».

Il est souvent conseillé aux lecteurs et lectrices qui n'ont jamais lu une ligne de Proust de débuter leur découverte grâce à Un amour de Swann qui est la deuxième partie du volume intitulé Du côté de chez Swann. En effet, cette partie peut largement être lue sans connaître l'intégralité de l'œuvre, mais également parce qu'il s'agit d'une histoire d'amour –cela plaît à une majorité du lectorat. En outre le style n'est pas inaccessible –sincèrement, je ne doute pas que le style de Proust soit inaccessible, mais j'estime qu'il faut se donner le temps (encore lui) de s'habituer à la musicalité des phrases de l'auteur (ce qui est vrai pour tous les autres).

Voulez-vous savoir comment Proust est arrivé sur mon chemin de lecteur? Il me semble avoir entendu le nom de Proust pour la toute première fois au lycée: notre professeur de première nous avait invité à remplir le fameux questionnaire de Proust. Ensuite, j'ai dû lire en classe le fameux passage des Petites Madeleines –ô combien célèbre! La madeleine de Proust. Qui ne la connaît pas, ne serait-ce qu'à travers l'expression que l'on utilise ou que l'on entend dans notre quotidien?


Le temps a passé et me voilà étudiant en première année de classe préparatoire littéraire –non, Proust n'était pas du tout au programme de littérature française. En revanche, ma professeure de littérature nous en parlait ponctuellement: pour donner des exemples au sein des dissertations, pour établir des liens au sein des commentaires composés ou linéaires ou tout simplement pour nourrir notre culture générale. Elle nous disait souvent (j'exagère, elle l'a peut-être évoqué deux ou trois fois sur l'ensemble de l'année): «Quand j'ai vu que Proust figurait parmi les auteurs du programme de l'agrégation lorsque je l'ai passée, je me suis dit: “Pourquoi est-ce tombé sur moi?” quelque peu dépitée. Maintenant, c'est l'un de mes auteurs de chevet.»

Puisqu'il y avait beaucoup de travail cette année-là, j'avais laissé Proust dans un coin de ma tête pour décider d'en entreprendre la lecture durant la période estivale avec ceci à l'esprit: «Ce Proust doit vraiment valoir que l'on s'y intéresse. Je vais essayer.» Déterminé, je me suis procuré Un amour de Swann et je l'ai lu avec plasir, gourmandise, délice, fascination pour un style qui me touchait –et me touche encore– énormément. Marcel Proust était devenu dans ce temps de lecture très court l'un de mes auteurs favoris, intégrant un petit Panthéon personnel qui évolue au fil du temps.


Une révélation

Je n'aime pas Marcel Proust pour «faire bien», pour «avoir l'air cultivé» ou autre balivernes semblables. J'aime Proust parce que le lire fut une révélation, une célébration de la langue française et de son vocabulaire si riche, si nuancé, si poétique. L'impression que tout est sublimé sous la plume de cet auteur me plaît beaucoup et d'ailleurs j'aime ressentir cela sous la plume de nombreux auteurs car non, je n'aime pas que Proust. Mon cœur littéraire a de la place pour tous les auteurs et toutes les autrices qui veulent y entrer. À chaque page de La Recherche –que je n'ai d'ailleurs pas encore lue en intégralité– c'est l'émerveillement qui nous saisit: tout est ciselé, tout est travaillé avec précision, avec sensibilité et avec délicatesse.

Ce qui m'enthousiasme est également de me plonger dans les coulisses, si j'ose dire, de la création de cette œuvre «cathédrale» –pour reprendre une formule de Jean-Yves Tadié, spécialiste de l'auteur et de toujours découvrir de nouveaux éléments, en continuant de m'enchanter sur le résultat: À la recherche du temps perdu.


Que dire aux lecteurs et lectrices néophytes sinon: «Allez-y! Sautez dans le bain! Qu'avez-vous à perdre? Rien. Peut-être que vous aimerez, peut-être pas. Peu importe. Au moins, vous aurez tenté l'expérience.»
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Proust (3)

PROUST (15)

Proust in vrac.